Zodiac
20 décembre 1968. Tandis que l’Amérique vit à l’heure du Flower Power, des bombing au napalm et des tubes de Marvin Gaye, David Arthur Faraday, 17 ans, et Betty Lou Jensen, 16 ans, roucoulent dans un parc de Vallejo, au nord de San Francisco, lorsqu’un homme cagoulé surgit et les crible de balles. Six mois plus tard, dans la même ville, un autre couple se fait dézinguer sur un parking. Le 31 juillet 1969, trois journaux californiens, parmi lesquels le San Francisco Chronicle, reçoivent trois lettres contenant le cryptogramme d’un homme autobaptisé le « Zodiac ». Débute alors l’une des traques les plus spectaculaires de l’histoire criminelle américaine.
De 1968 à 1978, date de son évaporation, le Zodiac terrorisera la Californie, tandis que le serial killer David Berkowitz, à la même époque, sèmera la panique dans les rues de New York. 2 500 suspects, 37 meurtres, et au final, rien d’autre qu’un souhait exprimé par le tueur himself dans l’une de ses dernières lettres : « J’attends maintenant que l’on fasse un bon film de cette histoire ».
David Fincher, réalisateur des turbulents Seven et Fight Club, signe avec Zodiac son meilleur film et opère une plongée fascinante dans l’Amérique des Seventies. En collant au plus près des trois hommes qui mènent l’enquête -l’inspecteur Toschi, star de l’époque et modèle des inspecteurs Bullit et Harry Callahan, le journaliste Paul Avery et le cartooniste Robert Graysmith- Fincher emboîte le pas du film-dossier de l’époque, et précisément des Hommes du président de Pakula (1976), dont il reprend l’obsession factuelle et documentaire.
À l’exception des rares séquences de meurtres, sobres et d’une beauté plastique à couper le souffle, Zodiac opte pour un traitement en sourdine de l’affaire, feutré, et ne cède jamais aux sirènes d’une mise en scène tapageuse. « L’anti-Seven » en somme. Pendant plus de deux heures, Fincher prend tout son temps pour détailler pas à pas les faits, les indices, les micro-avancées de l’affaire, ses reculades, et ne nous épargne rien des différentes phases de l’enquête, de ses innombrables culs-de-sac, ni des pistes qui s’évanouissent. Les semaines, les mois et les années s’égrènent, et un film, L’inspecteur Harry en 1971, résout même avec son psychopathe Scorpio, torturé et abattu par Dirty Clint, le casse-tête qui continue d’empoisonner les flics dans la réalité. C’est le moment-clé de Zodiac, son point de bascule, lorsque le dessinateur Graysmith (auteur de Zodiac Unmasked, dont le film s’est inspiré) et l’inspecteur Toschi assistent ensemble à la projection du long métrage de Don Siegel. L’homme a beau dire que les flics de cinéma ont des pouvoirs que la police réelle ne possède pas, il sait au fond de lui qu’en rejoignant le terrain de la fiction, l’affaire du Zodiac intègre déjà l’Histoire.
Le temps passe, d’autres faits divers occupent désormais les esprits, le Watergate pointe son nez, l’Amérique se métamorphose doucement, change de décennie, Star Trek sort sur les écrans, mais pour les trois hommes, l’obsession demeure. Peu à peu, le film sombre alors dans une humeur saturnienne, mélancolique, à l’image du tueur qui n’apparaît presque plus, si ce n’est sous la forme d’une ombre noire, presque abstraite, comme la projection fantasmatique d’esprits qu’il a fini par féconder et détraquer. Pour eux, la famille, la vie privée et l’actualité sont passées à la trappe. La fatigue gagne les personnages, les Seventies s’éloignent et Fincher atteint pleinement l’horizon qui l’intéresse.
Grand film, Zodiac devient chef-d’œuvre. Pour Toschi, Graysmith et Avery, l’heure du choix a sonné. Rattraper les wagons de l’Histoire et oublier le Zodiac (le collègue de Toschi jette l’éponge et avoue qu’il est temps pour lui de voir grandir ses enfants) ; se laisser enfermer au sein d’une bulle autiste et névrosée à l’abri d’un monde qui avance (Paul Avery, alias Robert Downey Jr) ; ou bien tout reprendre depuis le début (Graysmith, joué par un Jake Gyllenhaal lunaire), comme un criminophile (cinéphile ?) armé de modèles fictionnels (Les chasses du comte Zarroff) et d’une énergie qui n’animent plus les anciens.
Passée l’euphorie des commencements (fin des années 1960, hystérie des médias, panique collective), survient le temps du décrochage forcé (le Zodiac rejoint l’arrière-plan), incarné à merveille par l’inspecteur Toschi (génial Mark Ruffalo) qui, s’il continue d’exercer son métier au présent, reste hanté par un passé irrésolu. Sur son visage, le voile opaque d’un fantôme, le Zodiac, dont la disparition a entraîné un peu de la sienne. Au fond, Zodiac constitue l'antidote de Munich : là où Spielberg avait crû que des pattes d’eph et une caméra fébrile suffiraient à retrouver la griffe des Seventies -alors qu’il n’a réussi qu’à la singer-, Fincher trouve le juste rapport. Ici, pas de volonté de pasticher un temps réel forcément révolu, mais un regard rétrospectif posé depuis aujourd’hui sur une époque dont on peut enfin saisir l’évolution.
Car au fond, Fincher utilise aussi le travail du Zodiac dans l’imaginaire collectif comme une métaphore du cinéma américain des années 1970, dont il épouse exactement la trajectoire. D’abord survoltés et énergiques, les films du Nouvel Hollywood furent gagnés par l’épuisement et la dépression, avant de rejoindre le monde de ces fantômes qui nous obsèdent encore.