L'inconnu du lac
Discrète, singulière et délicate, la petite musique entêtante des films d’Alain Guiraudie n’occupe sans doute pas la place, de premier plan, qui devrait lui revenir au sein d’un cinéma français si prompt à s’enticher de fausses valeurs qui lui collent à la plume comme le sparadrap qui empoisonne Tintin à la fin de Vol 714 pour Sydney.
Français, Guiraudie l’est sûrement, mais son origine occitane, son goût pour la campagne et les fables du terroir avec lesquelles il s’amuse, le placent légèrement à la marge des radars hexagonaux, comme une langue étrangère aux accents pourtant familiers.
En six films, dont on retiendra au hasard Ce vieux rêve qui bouge (2001) et son récent Roi de l’évasion (2011), Guiraudie a su imposer un univers à la fois fantaisiste et rustique, où les individus partent en quête, souvent à deux pas de chez eux, sinon d’utopies, en tout cas d’endroits alternatifs où leur façon d’être, un brin décalée, leurs désirs, un peu trop purs, pourraient réaliser leur puissance, au sens où l’entendait Deleuze.
Avec L’inconnu du lac, Guiraudie, de son propre aveu, a choisi de rompre avec cette manière biaisée propre à son style et d’aborder frontalement un sujet ‑l’homosexualité, la sexualité, la recherche du plaisir aujourd’hui‑ que ses films précédents envisageaient, mais filtrés par l’incongruité ou la fantaisie, à l’image de cet homo de 40 ans s’essayant à l’hétérosexualité avec une jeune fille dans le formidable Roi de l’évasion.
Charnel, politique, fabuleux, goguenard aussi, L’inconnu du lac ramasse toutes les obsessions guiraudiennes en un lieu unique : un lac du Sud de la France, sorte de petit théâtre de drague et antique où défilent des hommes en quête d’amour et d’aventures. Le jeune Frank, lui, devra choisir entre Henri le grassouillet un peu triste, oreille compatissante toujours postée à l’écart des autres, et Michel, un étalon moustachu et racé, beau comme Franco Nero mais trop séduisant pour ne pas dissimuler un secret.
Le secret, la part d’ombre de ce film solaire et sensuel où le temps semble s’être arrêté, permet à Guiraudie de naviguer entre la comédie de mœurs parfois tordante et le thriller, puisqu’un tueur, sans doute un habitué, rôde dans les parages de ce petit paradis hédoniste (rien à voir avec le Cruising de William Friedkin qui, en 1980, braquait lui aussi sa caméra sur un lieu de drague homo et poisseux de Central Park en proie à un serial killer sadique).
Avec une grâce et une immense élégance (de son dispositif minimaliste, le film tire une grande beauté plastique), Guiraudie ne s’interdit rien et filme façon hardcore cet Eden homo où l’on se drague, où l’on se caresse, où l’on s’enfile dans les sous‑bois. Mais, heureusement, L’inconnu du lac ne fait pas de la démonstration des rapports sexuels entre hommes un enjeu de subversion (les homos baisent, et alors ?), son obscénité est ailleurs puisque la pratique du sexe est aussi, et peut-être surtout, une pratique sociale : quid du devenir de l’hédonisme libertaire hérité des Sixties dans une société de consommation qui a en fait une marchandise comme les autres ?