Les Hauts de Hurlevent
Des trois versions cinématographiques du roman d’Emily Brontë (1939, 1970 et 1992), on se souvient surtout, et à juste titre, de la première, celle réalisée par William Wyler avec Merle Oberon dans le rôle de Cathy, la belle aristocrate partagée entre deux amours, et Laurence Olivier dans celui de Heathcliff, le Gitan récupéré par son père mais maintenu au rang de sous‑homme, à la fois serviteur et bête de somme.
Fidèle à sa classe d’origine et soumise à la pression sociale de cette Angleterre du XVIIIe siècle où l’esclavage bat son plein, Cathy finira par épouser un riche héritier prévenant mais fadasse. Dans le Hollywood puritain de la fin des années 1930, hors de question bien sûr de montrer de façon explicite la passion entre une jeune femme blanche et un esclave à la peau foncée ‑l’ironie du casting voulant qu’Oberon, actrice d’origine indienne, incarne la femme blanche et que le « Caucasien » Olivier prête ses traits à celui de Heathcliff. Wyler avait alors utilisé la photographie (Heathcliff souvent plongé dans l’obscurité, et Cathy noyée dans un halo de lumière blanchâtre) afin de suggérer qu’au‑delà de la différence sociale, l’interdit qui frappait cette passion était aussi de nature raciale.
Dans cette nouvelle version des Hauts de Hurlevent, Andrea Arnold, réalisatrice de Fish Tank et de Red Road, deux chroniques grisou de la banlieue britannique, change d’époque mais pas d’univers et atteint sans doute l’os du roman de Brontë. Cette fois, Heathcliff, le bohémien au sang mêlé, est joué par un acteur noir (James Howson, sans doute le point faible du film), la voix off a disparu, et le film n’hésite pas ‑et c’est tant mieux‑ à multiplier les anachronismes (l’emploi du mot « nigger » par exemple).
Caméra à l’épaule, collée au dos des acteurs, attention permanente portée à la matérialité de la nature (bruit d’un vent qui rend fou, omniprésence de la boue et des animaux, paysages brumeux), Arnold débarrasse l’histoire de ses oripeaux romantiques et en livre une version violemment sensuelle ‑les corsets serrés de Cathy versus les fripes abîmées de « dirty » Heathcliff‑. Mais ce parti pris esthétique, qui se branche de manière un peu trop voyante sur un naturalisme très en vogue dans le cinéma américain contemporain (de Tree of Life à Take Shelter), finit par faire système et à étouffer la passion animale (on renifle beaucoup dans le film), et presque irrationnelle, qui anime ces deux êtres promis à une séparation tragique.
C’est qu’Andrea Arnold filme les symboles avant les êtres, les oiseaux dans les cages avant les individus prisonniers, l’image du désir avant le désir lui‑même. Résultat, on oscille sans cesse entre des images d’éléments concrets et des métaphores, sans jamais se fixer sur les personnages eux‑mêmes dont le sort finit par laisser indifférent. Un drôle de paradoxe donc, qui veut qu’à force de vouloir donner corps aux rapports charnels entre Heatcliff et Cathy, à force de cadrer des mains qui serrent des broussailles et des odeurs qui circulent, Arnold accouche d’un film étrangement désincarné.