Killer Joe
Dès la séquence d’ouverture, tout est dit, ou presque : Chris (Emile Hirsh, Into the Wild), un jeune dealer de Dallas, débarque dans la roulotte de son père sous une pluie battante, tambourine à sa porte miteuse, tandis qu’un chien, baromètre sur pattes de sa baraka, lui aboie déjà dessus.
Chris est un porteur de catastrophes comme d’autres sont des porte‑serviette. Le plan génialement foireux que vient proposer Chris à son benêt de padre ‑tuer la mère afin d’empocher son assurance vie‑ se terminera comme il a commencé : dans le chaos, l’amateurisme le plus total et sous le signe de cette malchance héréditaire réservée aux seuls losers.
Faut‑il le préciser, entre un père constamment ahuri, une belle‑mère vorace aux allures de femme fatales de diners (Gina Gershon, toujours abonnée aux rôles de bitches émouvantes) et une sœur, Dottie, qui se réfugie dans sa chambre en essayant de croire que le monde ressemble à sa boule de neige kitsch, la famille de Chris cumule toutes les tares de l’Amérique White Trash. Ou plutôt, elle incarne une famille recomposée modèle dont toutes les pulsions (inceste, meurtre, avarice, etc.) auraient été mises à nu.
Certains ont de la chance, donc, et d’autres pas. Et surtout tuer est un métier, leçon fondamentale que Friedkin a retenu de Hitchcock, mais pas Chris, qui décide de louer les services d’un professionnel, un certain Killer Joe (Matthew McConaughey, très bon), flic maniaque le jour et tueur à gages la nuit, afin d’accomplir la sale besogne.
Au fond, tout l’intérêt du dernier film de William Friedkin, ex‑wonderboy du Nouvel Hollywood toujours à flot dont toute l'œuvre, de L’exorciste à Police fédérale Los Angeles, du Sang du sorcier à Bug, est travaillée par une même fascination pour le Mal, pour sa capacité à s’emparer des individus, à les séduire, à jouer avec leur (notre) part sombre et maudite, est de répondre à une question.
Une question donc, que ce thriller poisseux qui dialogue de loin avec le No Country for Old Men des frères Coen ne cesse de nous poser. À quel moment le Mal a‑t‑il pénétré l’antre familial ? Lorsque Killer Joe franchit le seuil du foyer ? Lorsque Chris accepte, en guise de caution, que Joe fasse mumuse avec sa sœur baby doll ? Ou bien avant, lorsque l’idée même de tuer sa mère a effleuré l’esprit de ce petit délinquant criblé de dettes ?
L’incertitude morale est inscrite dans le code génétique du cinéma de Friedkin, qui ne croit ni à l’innocence absolue ni à la culpabilité certaine. Ses films, et Killer Joe en offre un exemple éclatant, constituent toujours des expériences‑limites, pour les personnages bien sûr (souvenez‑vous de Pacino dans Cruising), mais aussi pour le spectateur qui, en bout de course, n’y trouve sa juste place qu’à condition d’être au clair avec sa propre conception morale du monde, ce qui, dans la langue du réalisateur de French Connection, signifie son ambiguïté.
Adapté de la pièce éponyme de Tracy Letts (qui a également signé le scénario), Killer Joe appartient aussi à une veine plus théâtrale de son cinéma. En 1968, il adaptait déjà la pièce de Pinter, The Birthday Party, et Bug, son précédent film, empruntait la forme du huis clos, qui dit certes une modestie un peu contrainte (Killer Joe n'a coûté que 10 millions de dollars, Friedkin n’ayant plus la cote suffisante à Hollywood pour tourner des films plus amples), mais aussi une vérité de son cinéma, qui serait celui d’une étude de caractère serrée, à la loupe presque, des ravages produits par le Mal au sein d’une famille qui, au fond, dysfonctionne ordinairement.
Sachez enfin que, pour au moins une scène qui changera ‑à jamais‑ votre vision des manchons de poulet, Killer Joe a dû en découdre avec la censure américaine (le film est sorti là‑bas dans une version légèrement amputée). Il sort chez nous en version intégrale.