Film socialisme
Il se passe tellement de choses dans le dernier monument de Jean‑Luc Godard, tant de personnages énigmatiques et de guest‑stars se croisent (Patti Smith, Alain Badiou…), tant de saynètes folles (un serveur préparant un café, un vieux monsieur aux bras d’une jeune fille, un dancefloor filmé au téléphone portable, une version contemporaine de l’escalier d’Odessa…) et d’assertions tétanisantes (« L’Islam est l’Occident de l’Orient »/« Aujourd’hui ce qui a changé, c’est que les salauds sont sincères ! » : THE réplique culte du film), tant de mètres de pellicule à penser et de singularité exposée, que l’espace restreint de la critique atteint ici ses limites.
On se contentera donc de préciser le propos vertébral de Film socialisme, ce qui structure a priori ce feu d’artifice godardien en diable, parfois ennuyeux, souvent prévisible mais constamment amusant, soit le court dialogue d’ouverture : « L’argent est un bien public/Comme l'eau alors ?/Exactement ». Fichtre, on n'est pas parti pour rigoler. Quoique.
Après une première partie maritime (pendant une croisière, des propos très intelligents s’échangent entre des individus pas dupes et des acteurs pas toujours au fait du texte profond qu’ils débitent) et quelques belles images de mer, le film accoste dans un garage rural, en compagnie d’une famille ordinaire qui, d’une vaisselle l’autre, disserte sur Husserl et la démocratie, d’une pompe à essence, d’un journaliste de France 3 Région et d’un lama touchant. Formidable lama, sans doute le meilleur acteur du film qui, parce qu’il n’a pas conscience de jouer devant la caméra d’un génie, se contente de mastiquer face spectateur et à hauteur d’animal, en toute innocence donc, comme s’il mastiquait dans une version avant‑gardiste d’un film burlesque hollywoodien. On le sait, le burlesque est avant tout un art du décalage, entre un objectif et les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. Ce qu’est devenu le cinéma de Godard qui, à moins d’être pris au sérieux ou pour ce que l’on voudrait qu’il soit (plutôt mourir de rire que d’ennui), à son corps défendant peut‑être, contient désormais une puissance comique inestimable. Soit le génie burlesque de Godard : une incroyable science du décalage entre désir d’embrasser l’actualité du monde et de l’Histoire, d’être aux avant‑postes du cinéma, et ce qui appert sur l’écran. Facétieux Godard !
Car on ne peut pas dire qu’il y ait grand‑chose à voir de nouveau dans le dernier opus de l’ermite de Rolle (la lecture du script édité chez P.O.L devrait suffire), hormis ce que dans la novlangue avant‑gardiste (langue inventée par George Orwell pour son roman 1984, NDLR), on nomme des blocs d’espace‑temps non reliés entre eux, ou ce que les théoriciens de la radicalité académique appellent un film fabriqué politiquement où les collages acquièrent une incroyable puissance dialectique (Israël = un crocodile dévorant une petite bestiole en pleine mer), un brûlot d’intervention sociale (l’homme est devenu une monnaie d’échange, l’économie dirige le monde, etc.), un grand moment de « cinéma pur » (un plan d’océan/un plan de buffet), une contre‑proposition éblouissante face à la pieuvre hollywoodienne (tout dire mais ne rien raconter) et des batteries d’aphorismes qui deviendront sans doute autant de thèses de cinéma. Un exemple : « Il faut savoir dire nous pour pouvoir dire je ». Diantre. Et ce n’est que le début de la digestion.