Ce pourrait être le codicille ou le versant intime de Memories of Murder (2004), deuxième film de Bong Joon‑Ho et thriller phénoménal décrivant l’état catastrophique de la Corée des années 1980, où l’on suivait une police incompétente et burlesque à la recherche d’un criminel invisible, entre villageois abrutis et poids d’une Histoire récente mal digérée (mai 1980, la répression sanglante des manifestations étudiantes dans la ville de Kwangu).
En quatre films, dont le carton The Host, Bong Joon‑Ho s’est imposé comme l’un des cinéastes majeurs des années 2000 et a su, en réinvestissant des genres ultra‑codés (l’enquête criminelle, le film de monstre), inventer une dynamique propre mêlant à la perfection la fiction populaire et le pamphlet politique, le familier (la petite échoppe des personnages de The Host sur le bord de la Han’s River) et le monstrueux qui s’y loge -cette créature dragonesque recrachant tout le refoulé d’une Corée léthargique, coincée entre la culpabilité silencieuse et la rage face à l’impérialisme occidental-.
Avec Mother, Bong retourne au village de Memories of Murder et cale son pas sur une mère veuve (Kim Hye‑Ja) et son fils de 27 ans, Do-Joon, benêt naïf et son unique raison de survivre. Un soir, une jeune fille est retrouvée morte, étranglée et exposée sur le toit d’un immeuble. Do‑Joon, qui se trouvait sur les lieux au moment des faits, est accusé et envoyé en prison. Après avoir fait appel, mais sans succès, à un avocat réputé, la Mère décide de prendre en main la défense de son fils et se lance dans une croisade vengeresse afin de prouver son innocence.
Comme toujours chez Bong Joon‑Ho, la progression suppose le retour, la résolution appelle la relecture. Ici, il s’agit de retourner sur les lieux du crime et de plonger dans la petite vie d’une écolière digne de Laura Palmer, qui révélera les dysfonctionnements d’une communauté tout entière. Il faut donc se remémorer sans cesse ce que l’on a vu, revoir deux fois les mêmes images (De Palma n’est pas loin). L’idée formidable de Bong Joon‑Ho, cette astuce narrative qui soumet l’évolution du récit aux mouvements imprévisibles d’une girouette morale, consiste à faire de la mémoire bloquée l’enjeu mouvant du film. Et son trou noir : déficient mental, confronté à des absences récurrentes, Do‑Joon possède au fond de son cerveau, mais sans y avoir accès, la vérité d’un drame que sa Mère, convaincue dans sa chair de l’innocence de sa progéniture, croit connaître et qu’elle s’épuise à faire resurgir.
Or, on ne trouve pas toujours ce que l’on est venu chercher. Ainsi, aussi sûrement que l’amour fou qu’elle porte à son fils, cette femme nourricière et étouffante (pendant maternel de la bestiole de The Host qui elle aussi couvait dans les entrailles de Séoul ses victimes humaines) se transforme en harpie meurtrière lorsque la vérité prend les atours d’un secret inavouable. Après l’exhumation, l’enterrement. D’où la question que pose Mother aux spectateurs et à ses compatriotes coréens : l’amour d’une mère ou d’une patrie justifie‑t‑il que l’on accepte/étouffe toutes les horreurs du monde ?