Un prophète
Corps chétif et regard abattu, Malik El Djebena (Tahar Rahim), 19 ans, débarque entre les murs gris de la Centrale pour y purger une peine de six ans. Très vite, un parrain corse, César Luciani (Niels Arestrup), le prend sous son aile de fer et, en échange de sa protection, l’instrumentalise et l’asservit.
Première épreuve initiatique et premier crime d’intérêt : draguer un détenu et lui trancher la gorge à l’aide d’une lame de rasoir planquée entre les gencives. Pour cela, il faut s’entraîner, saigner comme un porc devant son lavabo, savoir parler la bouche pleine.
D’emblée, Audiard prend son temps et, à la manière du cinéma de genre américain dont il a parfaitement retenu les leçons, documente, par le détail, le quotidien sordide de la prison : la trouille, les trahisons, les clans, le cul, la saleté, les permissions, les trafics, la corruption des matons, les zones d’influences et le crime, partout, saisi comme une éclaboussure.
Film de prison digne du Trou de Becker, récit d’initiation et d’apprentissage qui reprend la ligne des précédents films d’Audiard (De battre mon cœur s’est arrêté, Sur mes lèvres), Un prophète décrit pendant 2h35 (pas une seconde de gras) la survie puis la métamorphose d’une petite frappe en gros poisson du crime.
D’origine arabe, à peine musulman, ne vénérant que le Dieu de la survie et de l’individualisme, Malik possède une capacité d’adaptation inouïe et exploite à la perfection les failles d’un système qui devient son école. Très vite, il trouve sa juste place entre mafiosi corses et petits caïds arabes. Surtout, il apprend à échapper au déterminisme ethnique et refuse sans cesse l’assignation identitaire : Arabe pour les Corses, Corse pour les Arabes, au risque d’être toujours l’Autre de service, l’apprenti malfrat transgresse les frontières avec une légèreté et une innocence qui le sauvent, et ne se fie qu’à la seule loi du rapport de forces. Jamais à celle des clans, trop changeante, imprévisible, carcérale, datée.
Car la prison des communautarismes qu’Audiard a placée au centre de sa ligne de mire compte bien plus que celle en béton qui enferme ces hommes. En ce sens, Un prophète est un beau titre puisqu’il définit parfaitement, avec un brin d’ironie oxymore, cette religion laïque que se construit patiemment Malik. Un étrange mélange d’opportunisme et d’individualisme, de pragmatisme et d’intelligence, caractérise ce Machiavel analphabète qui va apprendre à lire, à se taire, à frapper, à risquer sa vie, à nouer des alliances puis les défaire avec la même opiniâtreté.
On ne sait pas si ce détenu très discret constitue un prototype de survie au sein d’un milieu sauvage qui pourrait être la France d’aujourd’hui, ou une forme d’immoralité moderne et prophétique (l’homme ne roule que pour lui). Certains reprocheront sans doute à Audiard et à son co-scénariste Abdel Raouf Dafri (Mesrine) de prendre quelques libertés avec la réalité des prisons françaises (près de 70% des détenus sont de confession musulmane) et de renverser le paradigme du pouvoir au profit d’un communautarisme européen (ici, les Corses) qui prendrait le pas sur le communautarisme musulman. Est-ce crédible ? Peut-être, à voir, mais au fond, on s’en contrefout.
Le bémol est plutôt d’ordre esthétique et réside dans le sentiment d’un film parfois trop écrit, trop corseté à l’intérieur d’un scénario touffu, qu’Audiard tente d’aérer par des séquences poético-oniriques qui sentent un peu trop le « vouloir faire cinéma » (le fantôme d’un prisonnier assassiné, des plans de nature oppressante, une pause introspective face à la mer et quelques emprunts au répertoire visuel de Michael Mann).
Reste les deux acteurs principaux, Tahar Rahim et Niels Arestrup, tous deux prodigieux. Arestrup surtout, dans le rôle d’un padrino vieillissant et colérique, à la tête d’un petit empire déclinant (la France de papa), dont Jacques Audiard, qui est aussi le fils d’un tonton flingueur (Michel), filme la fin avec grâce et pudeur.