Collateral
Un soir, Max, chauffeur de taxi de son État qui ne pense qu’aux Maldives, prend Vincent, une sorte de yuppie taciturne (Tom Cruise), finalement tueur à gages chargé d’exécuter cinq « contrats » (comprendre individus) en une nuit. Pour les deux hommes, c’est le début d’un circuit meurtrier qui s’achèvera au petit matin. Voilà pour le scénario, thriller classique et calibré.
À L.A., donc, rien de nouveau. Si ce n’est que l’homme à la caméra s’appelle Michael Mann, et que depuis Heat en 1997, il s’est imposé comme le plus grand cinéaste américain contemporain, quand Coppola, évidemment, ne tourne pas.
En fait, on en sait à peu près autant sur Collateral que sur un tableau de Hopper si l’on se contente de dire ce qu’il raconte. Un flingueur et un taxi driver se retrouvent unis pour quelques heures, et pour le pire… Oui et alors ? Alors Mann est un (grand) cinéaste de la manière, de l’élégance, du style, toujours ample et impérial. Il y a chez lui une évidence sidérante de la mise en scène, de la durée des plans, du cadrage dont il possède un sens inouï et de la respiration interne du film. Peu importe alors le bijou (l’histoire), seul l’écrin compte. Mais à l’inverse de Kubrick (même obsession du contrôle artistique, même affirmation de style, même maîtrise de leur art), Michael Mann ne filme pas en mathématicien ou en joueur d’échecs placide. Sa caméra reste toujours à la hauteur de personnages, tous blessés, à leurs côtés, solidaire de leurs pulsations internes, de leurs déviations intimes. Le film joue alors la partition de leurs fêlures, de leur devenir fantôme (voir l’importance des reflets, des effets de transparence et la fin du film, bien sûr, éblouissante).
Car Mann possède comme aucun autre cet art de l’équilibre, cette science du balancement entre deux sensations qui plonge le spectateur dans un état d’apesanteur. Voyage atmosphérique, mélancolique aussi. Entre déambulations et explosions de violence (voir la séquence de la boîte de nuit, déjà anthologique, tout comme celle de Miami Vice), entre étirement du temps et compression subite (le meurtre du musicien de jazz), entre impératifs du genre (avancer tout droit vers le dénouement) et inutilité magnifique des chemins collatéraux, entre espaces clos (le taxi) et désirs marins (la carte postale des Maldives que Max conserve comme une utopie).
Après sa trilogie monstre (Heat, Révélations et Ali) consacrée à la relecture du cinéma des années 70 et juste avant l'excellent Miami Vice, Mann revient à son genre de prédilection, le polar, et signe une balade nocturne éblouissante dans l’immensité incandescente de Los Angeles, de ses freeways à perte de vue, de ses avenues rectilignes et (faussement) identiques. Collateral, soit le cauchemar ouaté de cette mégapole artificielle et sauvage qui, entre deux échangeurs autoroutiers, voit surgir des coyotes aux yeux scintillants. Image paradoxale et sublime qui exprime avec fulgurance la grâce qui émane du cinéma de Mann : deux hommes encagés dans leur prison minérale face à deux bêtes libres. Deux trajectoires possibles au sein d’une ville‑réseau dont la cartographie induit le croisement, parfois l’accident, mais rarement la rencontre. Collateral est l’histoire de cette rencontre et des déviations à emprunter pour retrouver sa sauvagerie. Ou son humanité.
Un film époustouflant tourné en partie en HD numérique qui prend en Blu-Ray toute son ampleur.