Avatar
Conçu pendant la seconde mandature de Bush, entre chute de tours ‑ici rejouée par celle de l’arbre matrice des Nav’is‑, répression post‑11 septembre et guerre en Irak, Avatar est politiquement anachronique et écologiquement à l’heure.
Politiquement anachronique, puisque sur l’échelle de l’Histoire américaine, il appartient pleinement au début des années 2000 pré‑Obama (vision binaire des enjeux et du progrès, militaires sadiques et surarmés contre peuple opprimé doté de fléchettes…) ; et sur celle de l’Histoire du cinéma, il renvoie à tous ces films de la fin des années 60 (Little Big Man, Soldat bleu) qui réévaluaient la conquête de l’Ouest, ou le fiasco vietnamien, du point de vue des Indiens/Vietcongs.
Mais Cameron compense ce retard du récit par un synchronisme parfait avec l’air du temps et son universalisme écologique, moyennant une rage naïve propre à quelques‑uns des grands récits américains. La planète Pandora, version d’Épinal et d’Oz d’un Eden scintillant, chef‑d’œuvre visuel qui naît sous nos yeux éblouis et ceux de l’avatar Jake Scully, incarne bien sûr notre bonne vieille Terre, d’avant la catastrophe, exploitée et massacrée par des consortiums militaro-industriels. D’où l’impression, in fine, d’un sidérant mouvement de tambour technologique débouchant sur la petite ritournelle consensuelle et archi rebattue d’un orchestre de province (en l’occurrence la bouillie techno-flûte de James Horner), qui nous redirait combien notre sweet home est précieux.
Comme si, pour faire passer la pilule technologique et le nouveau type de regard que le film suppose (via la 3D au cinéma et en attendant le Blu‑Ray 3D en 2011, nous voici installés en lieu et place de la rampe, ni devant le film, ni vraiment à l’intérieur, sorte de gamer sans joystick immergé dans un film qui ne cesse de brouiller les frontières entre l’expérience du cinéma et celle du jeu vidéo), Cameron « l’entertainer » avait visé le plus large dénominateur commun, moyennant une vision du Bien (le sauvage) et du Mal (le civilisé) a minima, avec exaltation de la Nature et panthéisme de circonstance. Le contraire de Matrix en somme, qui recouvrait la complexité technique d’une épaisse couche théorico‑mystique (de Platon à Baudrillard), et fit couler l’encre monstre que l’on sait.
Pourtant, ce qui rend Avatar si troublant, et finalement si impressionnant, tient dans la parfaite coexistence visuelle que Cameron et ses magiciens du disque dur ont su établir entre les Na’vis, ces créatures bipèdes de 3 mètres de haut, coiffures rasta et immense queue par laquelle ils se connectent à la Mère Nature, et les humains. À tel point que l’humanité irrigue à merveille ces êtres de synthèse (et même le héros paraplégique du film, qui ne revit que dans la peau pixelisée de son avatar), tandis que le machinique, le programme et la folie technologique dé‑réalisent les humains.
Car une même obsession traverse toute l’œuvre post‑apocalyptique de James Cameron, celle d’une guerre aussi vieille que le monde, entre deux espèces qui, plutôt que de cohabiter, choisissent de s’anéantir. Versants optimistes de ce conflit : Titanic (la passion entre deux individus issus de classes sociales opposées) et Abyss en 1989, soit le dialogue entre une poignée de chercheurs idéalistes (les vrais héros cameroniens, ceux qui font le pari de la compatibilité entre des deux altérités) et des extraterrestres aqueux. Version sombre : soit l’alliance entre l’homme et la machine, incarnée par les deux Terminator et Aliens, auxquels Avatar, qui offre à Sigourney Weaver un rôle stratégique, se réfère souvent.
Si Avatar fait date ‑et l’on comprend pourquoi il aura fallu attendre douze ans pour que le cinéma se hisse techniquement à la hauteur de cette ambition métaphysique‑ c’est qu’en 160 minutes, il rend caduque (reformule, réinterroge…) tout une série d’oppositions sur lesquelles l’art et le cinéma se sont depuis toujours fondés (Soi/l’Autre, l’Humain/l’Inhumain, le Virtuel/le Réel, l’Original/l’Avatar). En ce sens, Avatar est bien le film d’un nouveau monde.