Mystic River
Cela fait presque quarante ans qu’il tourne des films, son nom résonne même aux oreilles de ceux que le cinéma n’atteint pas, il semble appartenir depuis toujours au paysage du cinéma américain, mais il n’est jamais là où on l’attend.
Clint Eastwood est un cas. Pour la critique bien sûr (de macho fascisant dans les années 70, Eastwood, le même, est devenu quelques décennies plus tard un super auteur), mais aussi pour le public, prompt à l’acclamer lorsqu’il endosse le costume de Dirty Harry ou les fringues boueuses d’un flingueur vieillissant (Impitoyable), et prêt à le bouder comme ce fut le cas pour Minuit dans le jardin du Bien et du Mal.
Avec Mystic River, Eastwood ne filme que dans le jardin du Mal, ou presque. Partout, la culpabilité, le trauma dont on ne se remet pas, des hordes de fantômes intimes et collectifs, l’envers poisseux et opaque de l’Amérique concentré dans un faubourg quelconque de Boston.
Là, trois gamins, Sean, Jimmy et Dave, tuent le temps comme ils peuvent. Une voiture débarque et l’ogre, un faux policier, emmène Dave au fond d’une forêt, le séquestre et le viole. Le conte a mal tourné et la souillure originelle n’en finira plus de se répandre.
Mystic River est un diamant, mais un diamant noir. Rien de pire que le Mal qui coagule. Trente ans plus tard, Sean (Kevin Bacon) est devenu flic, Jimmy (Sean Penn) est passé par la case prison et son passé de mafieux lui colle à la peau comme l’immense croix tatouée qui barre son dos, tandis que Dave (Tim Robbins) a fondé une famille. Un matin, la fille de Jimmy est retrouvée morte au fond d’une mare. C’est à l’occasion de l’enterrement que les trois copains qui n’en sont plus se retrouvent.
On se croirait dans un film de Michael Cimino, avec lequel Eastwood avait tourné Le canardeur en 1974. À première vue, Eastwood décline une nouvelle fois l’un de ses thèmes fétiches, la transmission, obsession centrale de ses plus beaux films, de Honkytonk Man à Gran Torino, mais le porte à son point critique où l’on douterait presque de la capacité de son auteur à laisser la porte de l’espoir entr’ouverte.
Car depuis ses débuts, le cinéma d’Eastwood occupe cette position unique, entre la critique virulente des mythologies de son pays (souvenons-nous du chapiteau rapiécé de Bronco Billy aux couleurs du drapeau américain et repaire attachant de paumés, de marginaux et autres fous) et la croyance absolue dans le rêve américain qu’il n’a jamais confondu avec ses manifestations pittoresques. Mais, et c’est ce qui fait de Mystic River un film‑charnière important, il ne s’agit plus de savoir tout le bien que l’on transmet, mais le peu de mal que l’on ne transmet pas.
Et le retournement est capital. Jimmy, interprété par un Sean Penn impressionnant, capable de passer d’un plan à l’autre de l’ado écorché qu’il fut chez James Foley (Comme un chien enragé) au père meurtri par la perte de sa fille, finira par tuer Dave, son ami d’enfance qu’il croit coupable. La fin du film est sublime : un innocent est tué, mais c’est parce qu’il est tué qu’on le découvre innocent. Jimmy agit au nom d’une idéologie qui suppose l’inexorable reconduction des modèles parentaux (la victime de pédophilie sera pédophile à son tour), Eastwood filme son contrechamp et se tourne (et ce sera la seule fois) vers le jardin du Bien. Il y a des moments où le Mal ne se transmet pas, finit-il par nous dire. La rivière a beau être glauque, rien n’empêche de l’embellir un peu. Mystique Eastwood.