Le dernier duel
France, fin du XIVe siècle. Jean de Carrouges (Matt Damon), chevalier impécunieux, et l’écuyer Jacques Le Gris (Adam Driver), protégé du Comte d’Alençon (Ben Affleck), sont amis et anciens compagnons d’armes. Mais l’étoile pâlissante de Carrouges, son improbable mariage avantageux avec une riche beauté et d’obscures querelles de terre vont transformer la camaraderie en haine féroce. Jusqu’à ce que Marguerite de Thibouville (Jodie Comer), l’épouse de Carrouges, accuse Le Gris de viol. Si la justice royale reste sourde, les deux rivaux devront s’affronter à mort lors d’un duel judiciaire. Mais la vie des deux adversaires n'est pas seule en jeu…
Ridley Scott surprend encore
Quel diable que ce Ridley Scott ! Réalisateur de plusieurs chefs‑d’œuvre (Alien, Blade Runner), auteur de films marquants (Thelma et Louise, Gladiator), le Britannique semblait ronronner depuis plusieurs années. Entre les préquels d’Alien ou les épopées poussives (Robin des Bois, Exodus), le cinéaste de 84 ans paraissait emprunter une douce pente descendante. Et puis arrive ce passionnant Dernier duel, sorti de nulle part et appuyé sur quasiment aucune promo.
Ridley Scott démontre en effet, à chaque séquence, que le grand « recréateur » d’époque qu’il est n’a rien perdu de sa maestria. Chaque cadre du Dernier duel, tel un tableau nourri d’Histoire, conte une période, en dévoile les secrets quotidiens et en déploie les ambiances. Grâce aussi en soit rendue à la photo fabuleuse de Dariusz Wolski (Seul sur Mars, La mission, Dark City).
Un récit à trois voix
Mieux encore, Le dernier duel est composé par un tandem qui n’avait pas coécrit de concert depuis un bout de temps : Matt Damon et Ben Affleck. Oscarisés jadis pour Will Hunting, les deux amis d’enfance se sont attaqués ici au livre éponyme d’Eric Jager, retraçant les complexes coulisses de l’ultime combat judiciaire autorisé par le Parlement de Paris. Pour s’assurer d’une vraie modernité et d’un point de vue féminin crucial à l’histoire, le duo Damon/Affleck s’est associé à la scénariste Nicole Holofcener (Les faussaires de Manhattan, Parks and Recreation).
Pourquoi un regard féminin ? Parce que Le dernier duel est un récit à trois voix : celle de Carrouges, de Le Gris et de Thibouville, l’épouse du premier. Pour retracer ce drame, noué sur de longues années, Ridley Scott reprend le procédé narratif inauguré jadis par Akira Kurosawa dans le classique Rashomon. La même histoire contée du point de vue forcément subjectif, sûrement divergent, des trois principaux « héros ».
Une intensité et une violence bluffantes
Le dispositif Rashomon impose un traitement délicat pour éviter les redites. Scott, bien servi par un scénario très malin, excelle dans le genre : les récits Carrouges/Le Gris/Thibouville ne se marchent jamais sur les pieds mais offrent au contraire des variantes petites ou grandes nourrissant la réflexion et irriguant les portraits intimes des trois protagonistes. Exemple avec la différence de regard entre Carrouges et Marguerite lors des négociations précédant leurs noces : le premier discerne surtout une belle rencontre et le respect de son rang, tandis que la seconde se découvre objet d’une sordide transaction mobilière.
C’est dans toutes ces nuances, infimes ou béantes, que le trio de tête peut livrer des interprétations solides (Damon) et même remarquables (Driver, Comer). Cerise pour les amateurs d’action, l’affaire et le film se solderont par les armes au gré d’un duel d’une intensité et d’une violence vraiment bluffantes.
Un récit palpitant
Restent quelques scories, petites ou fortes. Pour les premières, reconnaissons que le personnage de Ben Affleck, qui incarne le débauché protecteur de Le Gris, est sans doute secondaire et profite d’un peu trop de temps à l’écran. Mais le principal reproche que l’on peut adresser au Dernier duel tient bien à Ridley Scott ‑ou à une décision de production‑. Car, loin de laisser le spectateur se faire une idée des véritables ressors de l’affaire, de démêler lui‑même le vrai du faux, Scott indique en cours de route qu’un des trois récits est, en fait, la vérité. Un parti pris très regrettable pour deux raisons : il invalide partiellement le procédé de récit à trois voix, censé stimuler la réflexion de l'auditoire. Et neutralise un champ scénaristique fascinant, en l'occurrence la relation ambiguë esquissée entre Le Gris et Marguerite.
En dépit de ces griefs, Le dernier duel offre un évident retour en majesté à Ridley Scott. On ne sait pas si ce récit de chevalerie aussi atypique que moderne va ‑tel Gladiator‑ engendrer une nouvelle flambée de films moyenâgeux. Mais une certitude demeure : les amateurs de grand cinéma ne devraient pas se priver de ce palpitant long métrage.