Annette
Rares auront été en 2021 les moments de jubilation cinématographiques du niveau des cinq premières minutes d’Annette. Nous sommes dans un studio d’enregistrement avec le duo Sparks. Derrière les manettes, Leos Carax lui‑même lance aux musiciens une simple question : « So, may we start ? ». Une respiration, et la machine se lance, sur un rythme pop entêtant. Au bout de quelques instants, les Sparks se lèvent de leur fauteuil et sortent du studio en chantant, tandis que la musique continue. La caméra les suit jusque dans la rue dans un plan‑séquence prodigieux, tandis que surgissent peu à peu tous les acteurs du film afin de former une grande chorale introductive. D’un coup, nous avons basculé dans un autre monde : celui de la comédie musicale, celui d’un cinéma gorgé d’images et d’idées incroyables. Dans le monde d’Annette, tout simplement.
Un mariage improbable
Quelle surprise de retrouver ainsi Leos Carax, huit ans après le farfelu et crépusculaire Holy Motors, s’essayant au genre si particulier de la comédie musicale. Ce sont les deux frères Russel et Ron Mael de Sparks qui s’étaient rapprochés du réalisateur il y a une décennie de cela pour lui présenter un scénario qu’ils avaient écrit avec quelques chansons associées. Un mariage improbable mais pas si fou : d’un côté, un groupe iconoclaste et puissamment théâtral, de l’autre un réalisateur rêveur qui ne recule devant aucune audace. Le mariage audiovisuel de purs originaux. Et ainsi, plutôt que de suivre les pas des héros passés façon LA LA Land, Annette préfère partir totalement ailleurs, dans un processus de déconstruction jubilatoire afin d’offrir un improbable spectacle pop, à la fois très maniéré et complètement libre, ne ressemblant à rien de connu.
La lente destruction d’un monde rêvé
À l’écran, Carax s’autorise toutes les fantaisies : surimpressions, travellings dramatiques (séquence à donner le vertige où la caméra tourne autour d’un chef d’orchestre en rythme), travail impressionniste sur les couleurs et les ombres. Chaque plan regorge de détails et d’idées visuelles aussi passionnantes que baroques. Mais l’étrangeté du film s’explique aussi par la musique elle‑même, qui poursuit les obsessions de Sparks depuis 2002 et leur album Lil Beethoven : des morceaux orchestraux mécaniques et répétitifs, basés sur des jeux de questions‑réponses permanents entre chœurs et voix qui se mêlent. Un entêtement mélodique très particulier qui pourra agacer (combien de fois entend‑on la phrase « We love each other so much » pendant le film ? Des centaines sans doute !) mais qui rend chaque rengaine particulièrement mémorable. Plutôt que de faire usage de pléthores de mots, chaque phrase scandée en boucle se transforme peu à peu au fil de la narration, accentuant une sensation d’ivresse, de démesure et de folie. Car c’est de ça dont parle finalement l’histoire d'Annette : la lente destruction d’un monde rêvé sous les coups de la jalousie, de l’obsession, de la manipulation et du regret. Un sabotage acerbe de la masculinité toxique et de la façon dont elle se cherche en permanence des excuses pour les souffrances qu’elle cause, génération après génération (le film est d’ailleurs assez explicite sur ses parallèles avec le mouvement #metoo dans une séquence un peu maladroite mais pleine de bonne volonté).
Adam Driver, particulièrement impressionnant
Une histoire tragique et pathétique brillamment interprétée par le couple Adam Driver (décidément meilleur dans ce cinéma‑là que chez Star Wars) et Marion Cotillard (s'offrant une amusante petite revanche sur les polémiques autour de The Dark Knight Rises en jouant une chanteuse d'opéra qui « meurt » sur scène tous les soirs !). Les deux acteurs réussissent le tour de force de chanter en direct les morceaux devant la caméra, donnant à Annette cette impression curieuse d’un monde parallèle où le chant serait l’unique façon de se parler les uns les autres. Adam Driver est particulièrement impressionnant, son corps gigantesque débordant de tous les plans. C’est que l’histoire d’Annette est avant tout celle d’Henry, son personnage, ce comique médiocre se cachant derrière ses provocations, incapable de maîtriser sa colère et de ne pas briser lâchement ceux qui l’entourent, jusqu’à sa propre fille, ce « bébé Annette » irréel et touchant sur lequel on souhaitera au spectateur d’en savoir le moins possible afin de le découvrir tel que le film le décrit : un stupéfiant miracle.
Excessif, total jusqu’à s’égarer parfois dans sa propre démesure, Annette est un de ces films impossibles à vraiment décrire tant ils sont étrangers à ce qui passe habituellement devant nos yeux. Un spectacle rare.