Depeche Mode : Spirits in the Forest
Quarante ans après ses premiers gigs du côté de Basildon et London, Depeche Mode rassemble encore une fois ses fans du monde entier dans des messes XXL ‑et le terme n'est pas trop fort‑ à la fois sombres et festives, dignes des plus grandes communions de masse. Face aux p(r)êcheurs bardés de paillettes, dress code noir de rigueur pour le public venu en totale osmose lors des deux soirées berlinoises venant clore la tournée Global Spirit Tour longue de deux ans, appuyant le 14e album studio du groupe et ayant rassemblé 3 millions de spectateurs lors de 115 concerts. Dans la forêt à ciel ouvert, le Waldbühne de Berlin permet au groupe d'enfoncer le clou de son imagerie si particulière avec un film au nom évocateur : Spirits in the Forest (documentaire à découvrir en bonus de ce coffret). Le décor est planté, on découvre les premières images du groupe backstage juste avant son entrée sur scène, galvanisé et heureux, rien à voir avec les fantômes du passé où chacun devait rester de son côté en coulisses sous peine de collision de substances non autorisées.
Accompagné des fidèles Christian Eigner (batterie) et Peter Gordeno (clavier/voix), le trio mythique ouvre sur Going Backwards (« reculer ») du dernier album Spirit, un titre au nom évocateur qui dit tout de la vision pessimiste de Martin Gore sur le monde et ses contemporains (soucieux d'écologie, le groupe supporte depuis des années l'acheminement de l'eau en Afrique). Nul doute que le titre Where's the Revolution, qui arrive un peu plus tard dans la soirée, résume bien son sentiment profond et le caractère précurseur d'un grand désastre à venir.
En attendant, dans une sorte de folle mélancolie, DM égraine ses tubes, piochant à l'envi dans ses millésimes hallucinants une setlist jouissive, longue montée en puissance vers les tubes incontournables dont on ne se lasse décidément jamais : Enjoy the Silence, Never Let me Down Again (et son champ de blé qui donne toujours le frisson), Personal Jesus et même en point d'orgue l'enfantin et ultra‑sautillant Just Can't Get Enough période Speak and Spell, premier tube mondial du groupe en 1981 et dernier single composé par Vince Clarke avant son départ de Depeche Mode.
Détendu, jovial (Martin Gore tente même quelques pas de danse, une vraie prouesse pour cet introverti invétéré), le groupe n'a plus rien à prouver, il joue désormais uniquement pour le plaisir et celui de ses fans. Dave Gahan, 56 ans à l'époque (on est les 23 et 25 juillet 2018), se permet toutes les fantaisies, grimace, mime on ne sait qui ou quoi, saute, tourne (le Derviche tourneur est toujours là), harangue la foule, se frappe le poitrail comme un gorille en guise de remerciement adressé à la foule. Et la voix, quelle voix. Après un rapide tour de chauffe, la chaleur et la force reviennent comme par magie et le frontman de DM prouve une fois encore qu'il est bel et bien un des derniers parrains vivants du rock.
Autrefois souvent dans la confrontation, Gore et Gahan se bisouillent presque sur scène et savourent pleinement leur parcours semé de (très) hauts et de (très) bas (on rappelle que Dave Gahan est cliniquement mort plusieurs minutes suite à une overdose par le passé), le premier ayant laissé plus de place au second, notamment dans l'écriture. Résultat : une des plus belles chansons du groupe de ces dernières années, Cover me, composée par Dave Gahan, Christian Eigner et Peter Gordeno. Douce et vibrante, ses sonorités électro synthétiques sonnent comme une parenthèse planante au milieu d'un discours noir et engagé qui cache bien son jeu, comme toujours avec DM.
Seul regret mais de taille dans la réalisation de ce live par l'ami de toujours Anton Corbijn, le pari pris de mixer par petites touches les deux soirées au mitan du film, créant un faux raccord visuel perpétuel au niveau de la tenue de Dave Gahan (dos bleu ou rouge, bottines rouges ou or). Agaçant, d'autant que les plans ainsi substitués n'apportent très clairement rien de plus, ici un retournement, là un plan de coupe. Quelle drôle d'idée.
Malgré tout et pour toujours, « CU next time ».