Bohemian Rhapsody
Le biopic est un art délicat. Rares sont ceux qui s'en sortent en évitant les écueils inhérents au genre : volonté d'exhaustivité, sujet le séant entre deux chaises, hagiographie, surenchère de maquillage pour ressusciter à l'écran l'être tant aimé, désir hollywoodien de plaire au plus grand nombre… Ajoutez à cette liste la participation au projet de personnes trop proches du sujet (pour ne pas créer d'interférences durant la production) et vous aurez un cocktail des causes qui ont contribué à faire de Bohemian Rhapsody un objet n'effleurant que la surface de sa matière (d'un point de vue narratif, tout du moins, le film raflant les récompenses, dont l'Oscar du Meilleur acteur pour Rami Malek, et explosant le box‑office).
Quel est le sujet de Bohemian Rhapsody ? Est‑ce Freddie Mercury, chanteur légendaire du groupe britannique ? Ou est‑ce Queen ? Un peu les deux, les producteurs Roger Taylor et Brian May, respectivement batteur et guitariste du groupe titan, contrôlant fermement la barre du vaisseau. À l'image de l'itinéraire hors norme de la formation britannique qui régna de 1970 à 1991, date du décès de Mercury, le film avance tel un navire amiral, sans heurts ‑apparents, du moins‑, déroulant ses tubes implacables et s'achevant sur l'apothéose du Live Aid en 1985, concert rassemblant les plus grands artistes de l'époque (de David Bowie à Elton John en passant par Madonna et Paul McCartney) et que Queen trusta avec panache.
Mais finalement, que nous raconte‑t‑on ? Que les tubes de Queen sont immortels ? Il faut l'avouer, la vision de Bohemian Rhapsody peut être réjouissante pour le fan, dont votre serviteur. Succession de hits, montage dynamique (tiens, encore un Oscar), acteurs parfaitement « castés » (Rami Malek restitue la gestuelle unique de Mercury, tandis que Gwilym Lee et Ben Hardy ont bien saisi le flegme de May et l'insolence de Taylor (le personnage de Deacon étant, comme le vrai, en retrait) : la success story fonctionne.
Et ça n'ira pas plus loin que ça. On n'y apprend rien qu'on ne savait pas déjà. Pis : les auteurs s'arrangent avec la réalité pour livrer le récit hollywoodien qui saura entretenir le mythe. Quitte à dépasser les limites. Rétablissons la vérité, Mercury n'aurait appris sa séropositivité que deux ans après le Live Aid ; le groupe ne s'est jamais officiellement séparé ; et Mercury n'a pas été le premier à tenter un album solo : Taylor puis May l'ont fait avant lui. De là à penser que ces derniers ont tenté de réécrire l'histoire à leur avantage, il n'y a qu'un pas.
Au‑delà des approximations et contre‑vérités, Bohemian Rhapsody est un film lisse, aimable, qui cache ce que le grand public ne saurait voir. Sous le tapis les bacchanales décadentes du groupe (ici reléguées au rang de gentille boum où May et Taylor passent pour des modèles de vertu). Vous ne verrez donc pas les plateaux de cocaïne, les lancers de nains et les flots de champagne, seulement un Mercury tout droit sorti de cruising, flanqué d'une bande d'homosexuels dépeints comme infréquentables. Contrairement à ce qui a pu lui être reproché, le film n'ignore pas la bisexualité du chanteur. Mais, et c'est peut‑être pire, il pose un point de vue bienséant, presque moraliste, sur la vie de la star. Tout simplement en péchant par omission, en ripolinant ses excès, ses frasques. OK, Bohemian Rhapsody n'est pas rock'n'roll.
À défaut, on aurait pu espérer découvrir les arcanes du processus de création des quatre musiciens (c'est un élément intéressant que montre le film : chacun a composé son lot de tubes). Mais c'est une nouvelle déconvenue, l'analyse restant superficielle et limitée aux morceaux les plus connus de Queen. D'où viennent les influences de Mercury ? Quel fut l'impact de son enfance à Zanzibar puis de ses années d'internat en Inde ? Certes, la carrière monumentale du groupe est incondensable en un seul long métrage. Mais là encore, un angle aigu aurait été préférable au balayage superficiel qui nous est proposé.
Finalement, Bohemian Rhapsody, qui surnage lorsqu'il accepte de montrer les failles de son héros (les séquences solitaires de Mercury par exemple), laisse un goût amer en bouche : l'esprit libre a du plomb dans l'aile. Mais qu'importe, qu'importe que Mercury ne soit plus là, qu'importe que la vérité soit malmenée : le spectacle doit continuer. Queen, qui pourtant n'est plus, occupe encore le devant de la scène. La reine est morte, vive la reine.