Mesrine : l'instinct de mort (1ère partie)
Jean-François Richet le savait bien : Jacques Mesrine appartient à l’imaginaire français, celui de la France de la guerre d’Algérie et de Giscard, des quartiers de haute sécurité, de l’OAS, du grand banditisme et de la gauche révolutionnaire.
Icône de la rébellion, beauf provocateur, gangster assassin, Robin des Bois, pourfendeur du système étatique… Chacun attendait le duo Richet/Cassel au tournant de ses fantasmes et de sa propre vision de l’Histoire. À chacun son Mesrine donc, un homme aux mille visages (magnifique ouverture en split-screen pour la multitude de Mesrine possibles), en écho au surnom que la presse de l’époque lui donna et qui fascina aussi bien Delon, Belmondo que Godard.
Le film. Vingt ans de sa vie sur grand écran et en quatre heures (L'instinct de mort 1ère partie et L’ennemi public N°1 2e partie), qui réactivent l’éternelle compétition des mémoires, exhument ces increvables polémiques dont les émissions-débats font leurs choux gras (la mort de Mesrine Porte de Clignancourt : sommation ou exécution ?), et ne manquent pas de repiquer à vif les pourfendeurs du romantisme criminel (est-ce moral de filmer la vie d’un gangster et de courir le risque de l’identification ?), ceux qui croient encore au réalisme bêta comme plus-value artistique. Gomorra versus Le Parrain. On a les croyances qu’on peut.
Intelligent, instinctif, Mesrine est d’abord le film d’un homme qui, dix ans après le très bon Ma 6-T va crack-er, a su échapper au syndrome « cinéaste de banlieue », prendre de l’assurance, du recul, et surtout une bonne leçon de rigueur, sans doute acquise à Hollywood à l’occasion d’Assaut sur le central 13, son remake irréprochable du film éponyme de John Carpenter.
Tandis que, dans le sillon de La môme, le biopic à la française revient à la mode, Richet évite, et avec élégance, tous les pièges du genre. Ici, pas de carnaval pour les seconds couteaux, même s’ils s’appellent Depardieu, Sagnier, Lanvin ou Gourmet. Pas de trauma originel non plus éclairant après coup le destin du personnage. Encore moins de Rosebud planqué au fond d’un placard. Les événements (braquages, enlèvements, arrestations, séjours en prison : toujours les mêmes perles sur un long collier de 4 heures) s’enchaînent au pas de charge, épousant l’instinct sûr et mortifère du personnage. Cette incroyable vitesse du récit, qui aurait pu mais ne vire pas au « Grand Mesrine Illustré », la capacité de Richet à exploiter l’économie propre aux films d’action, contribuent largement à la réussite de ce diptyque monstre et ultra-maîtrisé, qui s’en tient strictement aux faits avérés et à l’autobiographie romancée (L’instinct de mort, 1977) écrite par Mesrine dans sa cellule de la Santé, quelques jours avant son procès.
Traçant d’une seule traite l’arc reliant son entrée en scène en 1959 (guerre d’Algérie et premier refus de Mesrine d’abattre la femme d’un Algérien torturé) à son exécution Porte de Clignancourt le 2 novembre 1979, Richet décrit un homme toujours situé en marge des corps constitués, qu’il s’agisse de la société qu’il ne cesse de brocarder en paroles et en actes, des groupuscules révolutionnaires (dont il n’épousera jamais les idéaux, même si avant son assassinat, Mesrine projetait de rencontrer les Brigades Rouges), ou du Milieu dont il se tiendra constamment à l’écart. Plus un individualiste forcené profondément réfractaire à toute forme d’autorité et de responsabilité (la famille, lieu étouffoir) qu’une marginalité, Richet a l’intelligence de ne jamais surinterpréter voire politiser son homme : en convertissant l’argent volé en bijoux et autres grosses cylindrées, Mesrine ne s’attaque pas au capitalisme mais le flatte, lui fait justement remarquer Charlie Bauer (Gérard Lanvin), un activiste d’extrême-gauche avec lequel il fricotera à la fin des années 1970.
L’intelligence de Richet tient enfin et surtout, et peut-être surtout, dans sa façon de toujours maintenir un écart, réel et symbolique, entre Mesrine et ces luttes armées qui constituent le bruit de fond des années 70 (partout des télés sur lesquelles défilent le coup d’État de Pinochet, l’assassinat d'Aldo Moro, les violences de la Bande à Baader, etc.), de rester obstinément au plus près d’un personnage déterminé et naïf, courageux et parfois ridicule, tragique et très self conscious qui, jamais, ne sera tenté par le démon du leadership ou de la représentation che guevaresque. Pas le moindre plan d’un citoyen lambda venant dire à la caméra sa solidarité avec Mesrine. L’homme ne représente personne d’autre que lui-même (à l’exception des QHS, qui le révulsent, seul son destin le préoccupe), parti pris qui protège le film de tout risque d’édification.
Il y a finalement quelque chose de profondément américain dans le style Richet, et donc dans sa morale, tant le film croit aux vertus de l’action pure (ce qui s’est passé, où, comment) contre celles du regard rétrospectif (quelle vision, in fine, du bonhomme ?). Neuf mois de tournage dans le monde entier, 45 millions d’euros et le premier bon film produit par Thomas « Astérix » Langmann, Mesrine conjugue souffle et humilité, sûreté du point de vue et majesté d’une mise en scène enfin prise au sérieux.