American Bluff
La sortie au cinéma, à quelques semaines de distance (quelques jours pour la vidéo), d'American Bluff et du Loup de Wall Street, permet de constater, avec un peu d'ironie, combien le sang du style scorsesien coule partout dans les veines du cinéma américain contemporain, hormis dans celles de son auteur, comme si Paul Thomas Anderson (souvenez-vous de Boogie Nights) et aujourd'hui David O'Russell (Fighter, Happiness Therapy) maintenaient vivace une forme avec laquelle le réalisateur de Taxi Driver semble incapable de renouer.
C'est peut-être là, du sentiment qu'il vient combler un espace abandonné par son maître, que réside le charme d'American Bluff, fresque de 132 minutes inspirée d'une affaire de corruption survenue en 1978, dans le New Jersey. Deux escrocs modestes tout droit sortis d'un film des frères Coen (Irving Rosenfeld, alias Christian Bale ‑syndrome Raging Bull et moumoute mal ajustée‑ et Amy Adams) se retrouvent coincés par un agent du FBI (Bradley Cooper, dents longues et coiffure frisou) qui, en échange de sa clémence, les contraint à monter une vaste arnaque financière afin de coffrer des politiciens corrompus.
Voix off, fluidité du récit, vitesse d'enchaînement des séquences, cette intrigue mafieuse emprunte l'essentiel de ses effets aux Affranchis (moins la violence) et à Casino (moins le mélodrame), et cloute sa filiation par l'apparition, en chair et en os, de Robert De Niro dans le rôle de Nick Pellagio, big boss de la mafia et des casinos (à ce sujet, les fans de la série Boardwalk Empire remarqueront quelques comédiens qu'ils connaissent bien).
De loin donc, tout ressemble. Russell prouve qu'il maîtrise à merveille les codes, la grammaire de son mentor, et surtout sa capacité à changer de registre afin de maintenir à un niveau constant la jauge énergétique de son film (même si le scénario patine un peu au bout d'une heure). Soit les fantastiques années 20 de Raoul Walsh revus par le disco, les gourmettes et les verres fumés.
Pourtant de près, David O'Russell travaille dans une direction bien différente de celle de Scorsese : au‑delà d'une vitesse d'exécution et d'un éblouissement formel toujours à la limite du kitsch, American Bluff n'emprunte pas la pente de la surenchère de la violence ou de vérité (voire la loi de Scorsese : au‑delà des faux‑semblants, le sang, les larmes et le prix à payer en nature du rêve américain, soit la mort de Joe Pesci dans Casino).
Au début d'American Bluff, Edith, cette ex‑strip‑teaseuse prête à tout pour se faire une place au soleil, énonce le principe qui fonde tout le film : ce qui compte est moins la vérité, que ce à quoi les gens ont envie de croire. Le faux n'est plus un masque à faire tomber, un vernis (à l'odeur si particulière) de légèreté posé sur une réalité grave, mais la juste manière de lire toutes les situations et les affects. Ici, l'homme vrai est celui qui sait choisir son bon rôle : Richie, l'agent du FBI, vit dans un trou à rats flanqué d'une mamma et d'une fiancée digne d'un cauchemar de Dino Risi, mais se rêve en John Travolta, Edith se prend pour Mata Hari, Irving pour Burt Reynolds et sa femme (Jennifer Lawrence), nunuche pas si sotte, fait revivre le souvenir de Jean Harlow.
Dans ce monde d'apparences et d'arnaques, où chacun ‑flic, truands et Richard Nixon‑ se maquille, se déguise et ment, le rêve américain se réduit à un rêve de réussite qui ignore les boussoles morales. Au fond, dans American Bluff, il n'y a que des truands, mais certains savent mieux bluffer que d'autres.