Matrix Revolutions
Peu de films, et a fortiori de sagas, auront autant fait couler d’encre et délier les langues que la trilogie Matrix. Du grand public amateur de pop-corn et de blockbusters calibrés aux universitaires les plus pointus, Matrix a touché un spectre d’une largeur rarement atteinte au cinéma. Quoi qu’on pense du succès artistique de la trilogie, que l’on considère qu’il s’agit d’un film de SF malin aux allures de pudding philosophique ou d’une œuvre maîtresse et intelligente, une chose est sûre, Matrix a excité nos neurones. Et le troisième et dernier opus de la série n’a pas manqué de relancer la machine à interprétation.
« Nous aimons les films d’action, les armes et le kung-fu, déclaraient les cinéastes à l’époque de la sortie du premier volet en 1999, mais nous en avons assez des films d’action produits à la chaîne et vides de tout contenu intellectuel. Nous avons mis un point d’honneur à placer dans ce film autant d’idées que nous le pouvions. Nous nous intéressons à la mythologie, à la théologie et, dans une certaine mesure, aux mathématiques avancées. Ce sont autant de voies pour répondre à des questions importantes, et même à la Grande Question ! Si vous voulez raconter des histoires épiques, vous ne pouvez pas ne pas vous sentir concerné par ces thèmes. Les gens ne saisissent peut-être pas toutes les allusions du film, mais ils en comprennent au moins les idées importantes. Nous voulions les faire réfléchir, les obliger à faire fonctionner leurs méninges ». Sur ce point, nul doute que le pari est réussi. Fable philosophique sur la notion de la réalité (la Matrice est-elle la réalité ou son illusion ?), parabole religieuse (la foi comme valeur suprême, Matrix Revolutions s’achève sur cette idée), mini-traité de mythologie et de mathématiques (l’obsession des chiffres, des équations et des diagrammes) et résistance politique (nous y reviendrons), la saga entière foisonne et regorge de pistes à suivre. Après la sortie de Bound (1996), leur premier film, rien ne nous avait préparé à ce projet pharaonique des frères Wachowski…
Dès les premières séquences de Matrix, le ton est donné et l’ambition clairement affirmée. Allongé sur son lit, Neo (Keanu Reeve) entend frapper à la porte. Il se lève pour ouvrir et se munit d’une clé dissimulée dans un livre. Pas n’importe lequel : Simulacres et simulation de Jean Baudrillard, sans doute le livre matriciel de la trilogie, avec Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (voir le lapin du début). Une sorte de boîte de Pandore dont les frères Wachowski ont tiré l’essentiel de leur matière. D’un côté donc, la Matrice, univers des identités mouvantes. De l’autre, la planète Zion, gigantesque caverne où vivent les derniers humains. Autrement dit, le Système lisse et technologique contre son alternative tribale et primitive. Entre les deux, un trio d’électrons libres -Neo, Morpheus et Trinity- qui tentent de sauver leur planète des griffes de l’Empire. Car métamorphose et prolifération sont les deux qualités majeures de la Matrice, à l’image de l’agent Smith, son apparatchik exemplaire. Mais mener la guerre suppose de repenser l’opposition au Système (la Matrice), et par conséquent comprendre sa cartographie. Qu’est-ce que la marge lorsque centre et périphérie se confondent ? Comment résister, tout simplement ?
Au départ, le dispositif est entièrement binaire, à l’image du monde de Lewis Carroll. Les serviteurs de la Matrice contre les dissidents, le logiciel contre le critique. Deux options donc, deux logiques guerrières. Une logique datée d’abord, qui croit encore à l’efficacité de la lutte depuis une position extérieure à la Matrice. C’est Zion avec ses habitants flanqués de grigris, de convictions mystiques et prêts à s’étourdir dans des raves techno-préhistoriques (Matrix Reloaded). De ce point de vue, Zion incarne le tombeau de la contre-culture américaine, sa version dégénérée dont on peut constater l’inefficacité de son mode d’action dans un monde devenu réseau (voir la bataille héroïque mais vaine contre les machines dans Revolutions). Neo, lui, incarne une autre logique, celle de l’infiltration. Logique extatique. Selon les mots de Baudrillard : « Lutter contre le système avec ses propres armes et le pousser jusqu’à son point de rupture ». Moins une explosion qu’une implosion. Pour Neo et sa bande, il faut circuler sans cesse. De Zion à la Matrice. Et vice-versa. Il faut se réapproprier les lignes du réseau que l’on combat et détourner son mode d’emploi. Il s’agit d’expérimenter de nouvelles formes de résistance, avancer à vue et dans les airs, même si le film statue finalement sur la position la plus productive : la Source, point nodal et immaculé de la Matrice où Neo rencontre enfin le concepteur du système. Un architecte. Métaphore géniale de la pensée américaine, puisque là-bas, l’espace fait la pensée, et non l’inverse.
C’est alors la grande leçon politique du film : il n’y a de résistance efficace qu’au centre. Un principe qui fonde aussi bien la forme, hyper-inventive, que la mise en scène, souvent brillante. D’ailleurs, la compréhension des enjeux narratifs et des perturbations du récit (assez complexes, il est vrai) passe de fait par une compréhension des mécanismes politiques en jeu. Le spectateur ne pourra jouir du spectacle qu’au prix d’un détour par la chose publique. En ce sens, la trilogie des frères Wachowski apporte à nouveau la preuve de l’incontestable puissance du cinéma américain et de certains de ses blockbusters, capables d’occuper toute la largeur du spectre, du majoritaire au minoritaire, du populaire au politique, parce que l’un ne va jamais sans l’autre.
Matrix, trilogie résistante en plein cœur de la matrice hollywoodienne.