Le bal des vampires
1966. Tandis que Sergio Leone retourne pour la troisième fois les codes du western avec Le Bon, la Brute et le Truand (à venir dans une nouvelle édition HD le 21 mai), Roman Polanski quitte sa Pologne natale et signe son premier film hollywoodien, Le bal des vampires.
Moins une parodie ou une version burlesque d’un genre hyper‑codé, Le bal ressemble surtout à un conte de fées avec ses personnages typés (professeur excentrique, serviteur prognathe et bossu, comte mégalo et cultivé, aubergiste en bonnet de nuit, vampire juif, vampire homosexuel, matrone repoussante..), ses chaumières rassurantes et son château menaçant perché au sommet d’une montagne. Ensevelie sous la neige et souvent utilisée comme piste de ski (ou de luge : de l’utilité des cercueils), la Transylvanie de Polanski évoque un village de Disney revisité par le style naïf de Chagall, un univers cotonneux où l’on s’amuse à se faire peur. Dans Le bal des vampires, le sang est d’abord une couleur. Mais aussi excentriques soient le récit et certaines des situations, Polanski filme toujours du côté du spectateur qui sait bien ‑mais quand même‑ et, à la manière de Kafka, opte pour un traitement réaliste de l’invraisemblable. C’est même le cœur du (meilleur) cinéma de Polanski, repérable aussi bien dans Répulsion, Rosemary’s Baby ou Le locataire.
Revoir aujourd’hui Le bal des vampires permet aussi de comprendre, rétrospectivement, pourquoi Polanski n'est jamais aussi bon que lorsqu’il filme des espaces clos. Ici, si l’on retrouve bien tout l’attirail topographique du genre (couloirs interminables, cryptes cachées, caves, grandes salles obscures, etc.), ce qui frappe surtout, c’est la façon dont Polanski filme les extérieurs comme des intérieurs. Comment ? En transformant le lieu central du film (le village et le château) en une bulle coupée du reste du monde, un espace mental situé à l’abri d’un réel dont le film n’envisage jamais la possibilité. Ce principe d’une absence d’extériorité était déjà à l’œuvre dans Répulsion (le monde comme projection mentale de l’esprit dérangé de son héroïne) ou dans Le couteau dans l’eau avec son intrigue confinée à l’intérieur d’un petit bateau.
Contrairement au roman fondateur de Bram Stocker (Dracula) et à ses multiples adaptations cinématographiques qui insistent toutes sur l’existence d’un seuil à franchir (du monde des humains à celui des vampires, du réel au fantastique), Le bal des vampires biffe d’emblée ce motif clé (pas de limite symbolique entre les deux mondes) : le voyage du professeur Ambrosius et de son assistant débute déjà de l’autre côté du pont, en plein cœur d’un monde qui se résume à cette Transylvanie glaciale. Le tournage en studio renforce non seulement l’effet artificiel recherché (ciels peints et paysages dessinés), mais procure le sentiment d’un univers privé d’horizon et dont on ne peut jamais s’extraire (dimension enfantine du film : ce qui est clos rassure). Résultat : on tourne en rond (principe de l’un des gags célèbres de la poursuite du serviteur Alfred par le vampire gay Herbert) et le film s’achève naturellement à la frontière d’un ailleurs inexistant.
Polanski a souvent dit son admiration pour le célèbre portrait de Giovanni Arnolfini et sa femme, peint par Jan Van Eyck en 1434. « Ce que j’aime devant ce tableau, écrivait‑il dans Roman par Polanski, c’est qu’on se sent à l’intérieur d’un intérieur. Très tôt dans ma jeunesse, j’avais déjà ce goût pour les films qui se passent dans un intérieur, où l’on sent les murs autour de nous ». Même si, par la suite, Polanski n’a pas toujours su retrouver ces grands murs invisibles qui nous entourent.