Zero Dark Thirty
Écrit par Mark Boal, auteur de l’article qui avait déjà inspiré à Kathryn Bigelow son film Démineurs, Zero Dark Thirty retrace l’enquête d’une petite cellule de la CIA qui, après dix ans de travail, a fini par localiser Ben Laden au Pakistan, dans une villa bunkerisée d’Abbottabad, à 160 km de la frontière afghane.
Le titre fait référence à l’heure à laquelle (0h30), le 2 mai 2011, les marines ont posé le pied, ou plutôt leurs Black Hawk silencieux, dans la forteresse où se planquait, depuis des années, le chef d’Al Qaida. Ces trente dernières minutes sont époustouflantes, peut‑être ce que le cinéma de guerre américain a produit de plus impressionnant depuis La chute du faucon noir de Ridley Scott.
Aux États‑Unis, Zero Dark Thirty a fait couler beaucoup d’encre, depuis sa mise en chantier jusqu’aux polémiques qui ont accompagné sa nomination aux Oscars. Le film fait‑il ou non l’apologie de la torture ? Comme toujours, c’est par le petit bout de la lorgnette moralisatrice de ses détracteurs, qu’on juge, parfois, de la qualité d’un film ‑ici, un chef‑d’œuvre‑ et de son honnêteté, autrement dit de sa capacité à résister à la clarté trompeuse des débats de salon.
Après un écran noir qui nous replonge, en trois minutes de témoignages audio, le jour du 11 septembre 2001, le film s’ouvre par une longue séquence d’interrogatoire musclé dans un « black site » (camp de détention de la CIA). La torture et le sadisme, le waterboarding et le collier de chien : Bigelow montre tout mais d’un ton morne, ni adhésion, ni cris d’orfraie. Son point d’ancrage, c’est un petit bout de femme rousse, Maya, interprétée par Jessica Chastain (The Tree of Life, Take Shelter), une jeune agente de la CIA fraîchement débarquée en Afghanistan dont le film va suivre les allées et venues, entre salles de réunion et hangars glauques, écrans d’ordinateurs et diagrammes géants.
Pendant plus de deux heures, Bigelow filme son enquête à ras des événements, produisant un style à mi‑chemin du documentaire et de la fiction. Aucun psychologisme freudien, aucun sentimentalisme, Maya se résume à son obsession : tuer Ben Laden. De sa vie passée, amoureuse ou professionnelle, nous ne saurons rien. Ici, pas de petites causes intimes pour expliquer comment un pays a consacré dix années, tant d’argent, d’énergie, de discours et de victimes à la traque de celui, Ben Laden, dont la mort était censée redonner à tout un peuple la puissance que les attentats de Manhattan avaient ébranlée. Pourtant, Zero Dark Thirty est tout sauf le récit d’une victoire : les échecs et les affronts subis au cours de ces années de traque sont numériquement supérieurs (bombes à Londres, en Afghanistan, meurtres de soldats US et d’agents de la CIA), c’est plutôt le récit de l’infatigable persévérance de cette femme diaphane et énigmatique qui court après son Moby Dick.
Mais plus le temps passe, plus l’épouvantail Oussama perd de sa densité, comme le Zodiac du film éponyme de David Fincher, l’attention internationale se détourne peu à peu du Mabuse barbu, Al Qaida s’est reconfiguré, les risques d’attentats se multiplient et l’Agence doit désormais répondre à une double exigence d’efficacité (prévenir et empêcher d’autres actes terroristes) et d’acte symbolique (la mort de Ben Laden, indispensable au deuil du 11 septembre). Seule ou presque, Maya continue de croire à sa mission et à son utilité. Comme une dévouée fanatique. Et son intuition tient dans une double certitude : 1. Ben Laden n’est pas mort. 2. Il se planque, non pas dans le fond d’une grotte des régions tribales, mais en ville, à cause des réseaux de communication dont il a besoin pour contrôler son organisation.
Le point que vise Bigelow se situe un peu plus haut que le faux débat sur la torture (film pro ou anti‑collier de chien ?), en tout cas ailleurs, à l’image de l’indifférence avec laquelle, depuis leur camp d’Islamabad, Maya et son équipe écoutent le discours d’Obama, annonçant en 2009 dans l’émission 60 Minutes la suppression des « interrogatoires poussés ». Sur le petit écran, Obama continue de dérouler la fable réparatrice post‑11 septembre, mais sur le terrain, une autre Histoire se joue que la dernière séquence du film, sublime, explicite : toute seule, Maya, embarque à bord d’un avion militaire censé la ramener dans son home sweet home. « Où voulez‑vous aller ? », lui demande le pilote. Maya ne répond pas, perdue dans cet espace vide et immense. Gros plan sur son visage, une larme coule enfin. La traque en valait‑elle la peine ?
Bigelow se garde bien de répondre mais le silence de son héroïne, le sentiment de vide et de dépression qui s’installe soudain dit l’essentiel : et si, après la mort de Ben Laden, l’utopie américaine ne renaissait pas ? Et si le chef d’Al Quaida n’avait été qu’un épouvantail masquant la réalité d’une mythologie définitivement perdue ?