Savages
On commençait (un peu) à désespérer de voir un jour Oliver Stone retrouver le chemin et la fougue de ses meilleurs films. Savages brise à coup sûr une série (un peu noire) de films ‑World Trade Center, W., Wall Street 2‑ dans lesquels le réalisateur de Platoon voulait visiblement et d’abord dire quelque chose, sur le monde, l’Amérique, le capitalisme, l’héroïsme individuel, oubliant que sa qualité première, la raison pour laquelle il fut, au moins au cours des années 1990, aux avant‑postes du cinéma hollywoodien, résidait dans sa rage iconoclaste, son plaisir foutraque de filmer tout et même n’importe quoi, de régurgiter sur grand écran ce flux d’images laides et obscènes, sérielles et sans conscience qui tapissent nos rétines cathodisées, qu’il s’agisse des corps musculeux s’entrechoquant en Dolby Surround et au ralenti dans L’enfer du dimanche, de l’érotisme poisseux dans U‑Turn ou encore de l’esthétique MTV mixée à la sauce soap‑opéra dans Natural Born Killers, son manifeste.
Avec Savages, Oliver Stone semble avoir retrouvé le plaisir de filmer, une gourmandise parfois roublarde qui transpire à chaque plan, et cette obsession d’extraire la trivialité des images que nous consommons et qui constitue la matière première de ses meilleurs films. Au fond, rien de plus Stone que son scénario de Scarface, avec ses montagnes de coke, ses bimbos azimutées, les chemises à fleurs et les cigares de Tony Montana, révélateur génial de la vulgarité des Eighties reaganiennes.
De la même façon que Natural Born Killers fut en son temps, 1994, un formidable thermomètre de l’état des images de la décennie et de notre rapport à elles, quelque part entre la fascination, l’hypnose et l’indifférence, Savages saisit à merveille l’humeur contemporaine, recrachant pêle‑mêle la violence cool et gore des films d’action latino (de Machette à Bad Ass), l’univers faussement transgressif des séries post‑ados (Taylor Kitsch sort de la catastrophe John Carter et Blake Lively de Gossip Girl), cette ironie tarantinesque qui innerve désormais le moindre gangster‑movie de série, le jeu petit malin avec les récits (voir la double fin du film) et cette photo orangée qui ferait passer n’importe quel bled de la planète pour un coin de paradis digne de Miami Beach. Il est d’ailleurs symptomatique de constater qu’Harmony Korine, dans son prochain film, Spring Breakers, dresse à peu près le même constat avec des armes esthétiques très proches.
Ce dont parle le film (adapté d’un best‑seller éponyme de Don Winslow) importe finalement peu : Chon, un jeune vétéran de la guerre d’Irak, et Ben, un botaniste idéaliste, coulent des jours heureux entre O, une jeune fille à papa qu’ils se partagent, et leur commerce d’herbe, la meilleure produite en quantité artisanale dans leur petit paradis de Laguna, Californie. Mais un jour, une vidéo sanglante (une bande de dealers mexicains décapités) débarque sur leur ordinateur. Le message, clair, vient d’Elena, la patronne d’un cartel mexicain : le partage du marché ou la mort.
Savages, c’est Jules et Jim confronté à la dure loi de ce cartel mondialisé (de ce point de vue, Savages dit bien mieux ce que Wall Street 2 martelait péniblement) dirigé par une Cruella ébène, Salma Hayek, qui depuis sa panic room, fixe le cours de la drogue, joue au yo‑yo avec ses actions et administre des sentences entre deux coupes de champagne. Son homme de main, son Sicario (revoir en passant le formidable doc éponyme de Gianfranco Rosi), c’est Lado (Benicio Del Toro, génial) qui, à bord de sa charrette fantôme relookée en 4x4 farci d’instruments de torture, exécute les basses besognes (décapitations, mutilations, balles dans les genoux et cuisson au pneu) avec un plaisir raspoutinien qui évoque le Mitchum de La nuit du chasseur, mais sous l’emprise de la marijuana.