J. Edgar
Lorsqu’il apparaît pour la première fois, J. Edgar Hoover, c’est‑à‑dire DiCaprio génialement grimé et manquant de peu un Oscar pourtant archi‑mérité, est un dinosaure du système politique américain, le patron fondateur du FBI qui, au crépuscule de sa vie (il est mort en 1972), a décidé de dicter à des nègres en costard‑cravate les grands épisodes de sa vie. Et donc celle de l’Amérique tant l’un et l’autre semblent indissociables.
Pour la première fois de sa carrière (oublions le fadasse Invictus), Eastwood s’attaque à l’étude d’une figure publique d’envergure, J. Edgar Hoover, icône problématique et monstre sympathique dont le film va suivre le parcours : quarante ans à la tête du FBI, du début des années 1920, où il crée à l’intérieur du département de la Justice une agence chargée du maintien de la loi qu’il va moderniser puis instrumentaliser, aux années 1960.
Avec une incroyable fluidité, le film navigue ainsi entre ce présent et le passé, et revient sur certains des moments clés de sa carrière : les attentats terroristes de Washington qui, en 1919, déterminent la vocation du jeune J. Edgar (lutter contre les forces qui veulent déstabiliser son pays), la capture en 1934 de Bruno Hauptmann, le kidnappeur du nourrisson de Charles Lindbergh, la lutte des G‑Men (les hommes de Hoover) contre les grandes figures criminelles qui captivent Hollywood au moment de la Dépression (Al Capone, Machine Gun Kelly, John Dillinger…), et bien sûr les méthodes d’investigation toujours plus élaborées imaginées par Hoover lui‑même.
Mais Eastwood le dévoile in fine : ce que nous venons de voir relève autant de la vérité (à laquelle nous, spectateurs, avons cru) qu’au fameux « Print the legend » lancé par John Wayne à la fin de L’homme qui tua Liberty Valance. J. Edgar est un grand film, le réveil éclatant d’un cinéaste qui, depuis Gran Torino, s’était un peu égaré. La grande leçon du dernier vétéran de Hollywood.
Au fil des séquences, Eastwood construit patiemment le devenir momie d’un homme pour qui la pendule du monde s’est arrêtée quelque part dans les années 1950 (rentrer dans un ascenseur en 1920, en sortir trente ans plus tard comme si rien n’avait changé), à l’époque de la Guerre Froide et d’un ennemi identifiable, le communiste, qu’il sera le dernier à chasser toute sa vie, au point de ne rien saisir des grands mouvements contestataires qui secouent l’Amérique des Sixties. Martin Luther King ? Un communiste. Kennedy ? Un communiste. Politiciens, starlettes, acteurs, hommes publics, syndicalistes, personnalités du showbiz, l’homme savait tout sur tout le monde et aura accumulé à la fin de sa vie des centaines de milliers de fiches.
Car Hoover mentait, manipulait, n’hésitait pas à travestir les faits, à réécrire l’histoire à son profit (la mort de Dillinger dont il s’attribuait le mérite et qui fut le fait de l’agent Purvis), pliait parfois les lois à sa volonté de puissance, accumulait des dossiers clandestins ‑ces fameux secret files, dont l’immense partie fut détruite par sa fidèle secrétaire au moment de sa mort tandis que Nixon, à peine élu en 1968, rêvait de les récupérer‑.
Loin de la vision hagiographique et largement romancée tournée par Mervin Leroy en 1959 (The FBI Story avec James Stewart dans le rôle du chef du Bureau), loin aussi de la version à charge réalisée par Larry Cohen dans l’Amérique de l’après Watergate (The Private Files of J. Egdar Hoover, 1977), le J. Edgar d’Eastwood oscille constamment entre empathie et rejet, tentant de rester au plus près de cette ambiguïté faite homme.
Maître des « plombiers », recordman des personnalités mises sur écoute, grand prédicateur d’un anti‑patriotisme dangereux qu’il délirait partout, Hoover agissait aussi au nom d’une conviction inaltérable et d’un absolutisme fou, qui font de lui un personnage easwtoodien en diable, soit un solitaire craint et vilipendé (Dirty Edgar ?), un vieux con raciste en quête de salut (Gran Torino), un homme déterminé qui a dû composer toute sa vie avec une série de contradictions et de doutes, lesquels ‑et c’est la grande force du film‑ furent et continuent d’être ceux de l’Amérique. Les rapports entre la violence et la Loi, entre la morale individuelle et le Bien commun, entre la liberté d’expression et la préservation d’un peuple accordé.