Le narcisse noir
Afin de satisfaire la requête d’un seigneur local, cinq nonnes quittent leur couvent de Calcutta pour Mopu au Népal. Elles s’installent alors dans un ancien harem qu’elles transforment en dispensaire. Sœur Clodagh (Deborah Kerr), sur laquelle repose l’organisation de la communauté, est en désaccord permanent avec Dean (David Farrar), un agent anglais censé l’épauler durant sa mission. Isolées, perchées au sommet du monde, les sœurs négligent peu à peu leurs principaux objectifs et l’atmosphère se dégrade inexorablement.
Chef‑d’œuvre d’expérimentation formelle, Le narcisse noir impressionne d’abord par le mimétisme de ses décors factices (la quasi‑totalité des séquences ont été tournées dans les studios londoniens) et le déploiement obsessionnel des palettes chromatiques. Ainsi, l’insoutenable solitude et les conflits intimes éprouvés par sœur Clodagh et ses acolytes sont indissociables du cadre sauvage, qui les contraint bientôt à la réminiscence (le souvenir d’un amour perdu et l’exaltation de Ruth, interprétée par Kathleen Byron, la menant à la folie).
L’intrusion d’un homme dans ce noyau institutionnel figé, la nature souveraine et torturée (le clocher qui surplombe les précipices, les vents pénétrants, la puissance féline de Jean Simmons, la jeune Indienne incandescente recueillie par les religieuses) sont autant de gouffres pernicieux dans lesquels s’abîment leurs convictions et leur morale. La vallée de la déesse nue, offerte au cosmos, les dépouille alors de leur soutane immaculée pour les rapprocher de leurs projections fantasmatiques (voir la séquence dans laquelle Ruth, ayant renoncé à ses vœux, se pare d’une robe et d’un rouge à lèvres écarlates).
Les cinéastes Michael Powell et Emeric Pressburger (Colonel Blimp) colorisent à outrance le duel entre la vertu et l’éruption des pulsions, et font de leur Narcisse noir une ensorcelante odyssée sensorielle. Sublime.