Combien de temps s’est‑il écoulé depuis votre première rencontre avec Ray Charles jusqu’à la projection du film ?
Oh… Beaucoup de temps, de travail et de patience. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1987. L’année où lui‑même a décidé de me laisser raconter sa vie à travers un film. Puis je suis revenu le voir chaque année pour lui présenter mes excuses. J’étais dans l’incapacité de trouver l’argent nécessaire pour produire ce long métrage. Absolument personne ne voulait faire Ray. Hollywood n’y croyait pas. À force d’opiniâtreté, nous avons finalement trouvé un homme, quelqu’un qui adorait Ray Charles et qui voulait bien produire le film. Si vous saviez par quoi nous sommes passés pour trouver l’argent… À partir de ce moment‑là, Ray a toujours été disponible pour nous.
Cette longue période pendant laquelle vous avez cherché des fonds vous a‑t‑elle été profitable pour découvrir Ray Charles, l’homme, celui qui se cachait derrière l’artiste ?
Tout à fait. Vous savez, pendant toute cette période, j’étais assez en colère et je n’ai pas réalisé tout de suite ce que Ray tentait de me dire. Il me répétait sans cesse : « Ne t’inquiète pas, ce film va se faire, il faut simplement être patient. Il faut laisser le temps aux choses de se mettre en place, et ça arrivera quand ça arrivera ». Ray savait que ça prendrait du temps, et à chacune de nos rencontres, il répondait aux milliers de questions que je lui posais. Ce temps a été profitable pour tous les deux. D’une part, je découvrais l’homme derrière l’artiste, et d’autre part, Ray savait de façon plus précise le film que je voulais faire. Il réalisait à quel point j’étais impliqué, quelle l’histoire je voulais construire, et surtout, il sentait de plus en plus que vouloir tout raconter, sans rien cacher, représentait un immense pari. C’est ce qui l’a poussé à me faire confiance.
N’avez-vous jamais eu peur de découvrir des choses qui pouvaient vous déplaire ?
Sans doute. Lorsqu’un réalisateur s’attaque à une légende comme Ray Charles, la plupart du temps, il ne veut raconter qu’une partie de l’histoire, le bon côté des choses. Moi, je disais à Ray que son public méritait de tout savoir, de voir l’intégralité de son parcours, sans fioritures. La première fois que je lui ai dit : « J’ai besoin de tout savoir », il a éclaté de rire et m’a répondu : « Tu sais, je pense que tu vas découvrir que je ne suis pas un ange. Puis il a marqué un long silence et a ajouté : Je suis d’accord à condition que quoi que tu choisisses de raconter dans le film, ce soit la vérité et uniquement la vérité ». Ray n’était pas quelqu’un de facile, à de nombreux points de vue, mais j’aimais cet homme parce qu’il était honnête.
Il était donc aussi très difficile…
Son comportement envers ses musiciens était assez dur. Il lui arrivait parfois de s’arrêter en plein milieu d’un morceau. Il le faisait très souvent quand ses musiciens ne jouaient pas ce qu’il avait demandé ou ce qu’il pensait que le public était en droit d’attendre. Quand on lui disait : « Ray, tu n’as pas terminé ce morceau… », il répondait : « Les gens ont déboursé beaucoup d’argent pour m’entendre, ils ont le droit d’avoir la meilleure version possible ». Après quoi il virait la moitié des musiciens, rappelant qu’avant le show, il avait exigé que la chanson soit jouée de cette façon‑là. C’est un aspect de sa personnalité très difficile à saisir et à accepter. C’était un homme plein de contradictions.
Au moment où vous avez trouvé l’argent pour faire le film, vous étiez déjà au courant du mal qui le rongeait. Vous êtes‑vous dit qu’il se pourrait qu’il ne vive pas jusqu’à la fin du tournage ?
Ma première rencontre avec Ray remonte à longtemps. À chaque fois que je le voyais, je pensais que Ray était invincible. Il faisait encore près de 130 à 150 dates de concert par an. Il avait toujours le même groupe qu’il engueulait et poussait à la perfection. Au moment de la préproduction, Ray était en parfaite santé. En tout cas, c’est l’impression qu’il donnait. Pendant le tournage, alors qu’il se savait sans doute malade, je le voyais par intermittence. Puis durant le montage, je n’ai plus du tout vu Ray. Et lorsque nous nous sommes enfin retrouvés, il est rentré dans la pièce où je l’attendais et ça a été un choc. Son état s’était considérablement dégradé. J’étais dévasté par cette vision (Taylor Hackford est visiblement très ému, NDLR)… Quand vous avez rencontré une personne que vous croyez invincible, que vous avez toujours l’impression d’avoir eu en face de vous un lion et que c’est un malade en face terminale qui rentre dans la pièce, vous tombez en morceaux… Il était en train de mourir ! La première chose qu’il m’a dite à ce moment‑là, c’est : « Je veux voir le film ». Mais je n’avais qu’une version brute totalement inachevée. Alors, je me suis mis à lui raconter le film scène par scène. C’était un moment particulièrement émouvant et fantastique. Ensuite, il m’a demandé si je pouvais lui faire entendre la personne qui jouait sa mère, il voulait entendre la voix de la comédienne qui l’interprétait. Il m’a dit que sa mère avait toujours été le personnage le plus important de toute sa vie. Je me suis exécuté, et je vous jure, il a adoré cette voix.