Comment vous êtes‑vous rencontrés ?
Louis Thévenon : nous nous sommes rencontrés à la Cinémathèque française, probablement durant une séance de cinéma bis, avec la bande du magazine Starfix, Christophe Lemaire, Christophe Gans… Cela fait une quinzaine d’années.
Pascal Laugier : on a mis du temps à devenir vraiment amis. Parfois, les cinéphiles sont un peu pudiques, on s’est tournés autour pendant un certain temps, puis on est devenus copains, puis vraiment amis beaucoup plus tard. C’est arrivé parce que ça devait arriver.
Pascal, vous avez écrit le scénario de The Secret après votre premier film, Saint Ange. Mais entretemps, vous avez réalisé Martyrs, qui me semble rétrospectivement être une version « énervée » de The Secret, comme si vous y aviez déversé une sorte de rage…
Pascal Laugier : ce n’est pas faux. Il est vrai que chronologiquement, j’ai imaginé la structure de The Secret avant Martyrs. Vous avez sans doute raison, Martyrs a été une version condensée et sans argent d’un certain nombre de choses que je voulais déjà dire de manière plus ample et plus lyrique dans ce projet que j’avais écrit avant. C’est une bonne analyse. C’est pour ça qu’il y a plein de points communs entre les films. Je m’étonne même parfois que les gens s’arrêtent aux différences, totalement superficielles parce que l’un est gore, l’autre pas, alors que je suis tout à fait d’accord : ce sont deux films jumeaux. Mes trois premiers films forment… je ne vais pas dire une trilogie, mais je crois que ça clôt quelque chose, et que le prochain n’aura rien à voir.
Ça se sent dans l’évolution de votre intérêt pour le processus de réalisation, ce que capte très bien le documentaire de Louis. On a l’impression qu’aujourd’hui, votre but n’est plus de projeter des images mentales issues de votre cinéphilie, mais vraiment de raconter une histoire à travers les acteurs…
Pascal Laugier : c’est ça. Je crois qu’il m’a fallu un film et demi ou deux films pour me détacher de toutes les pierres que j’avais dans le sac à dos. L’un des grands problèmes de notre génération, nous autres cinéphiles qui arrivons après la fin de l’histoire, c’est de vivre dans une époque aussi référentielle, aussi cynique, aussi avertie, aussi postmoderne, pour le pire et le meilleur. Le cinéma, c’est comme la musique, il y a des samples partout, des DJ qui ont remplacé les musiciens… Il y a le même effet de dégénérescence, de dévitalisation du cinéma qu’il y a dans la musique. Ce n’est pas que la dent est morte, elle est toujours là, mais elle est dévitalisée, vide de sens. Comme disait Serge Daney (célèbre critique de cinéma français, NDLR), les metteurs en scène d’aujourd’hui filment l’histoire du cinéma, ils ne font pas des films. C’est un problème générationnel qu’on a tous. C’est une histoire de croyance, et d’innocence à retrouver.
Il me semble que The Secret n’aurait pas eu le succès qu’il a eu en France s’il n’avait pas eu un look américain…
Pascal Laugier : oui. Je le regrette d’ailleurs, puisque le succès inattendu de ce film n’aidera pas l’Annapurna, l’Himalaya qui nous concerne tous : le cinéma de genre français (rires). Parce qu’effectivement, je pense que les industriels et les financiers du cinéma hexagonal ne feront pas le lien entre The Secret et les films qu’on a faits avant en France, parce qu’ils le voient comme un pur thriller américain. Je suis très schizophrène par rapport à cette question de français, pas français. Ça me fait vraiment « chier », l’omniprésence de la langue anglaise partout, qui fait que pour que nos films marchent, il faudrait qu’on aille faire les mercenaires, même avec de l’argent français, et tourner dans une langue qui n’est pas la nôtre. Ça m’énerve. Mais sur The Secret, la question ne s’est jamais posée parce que le film était fait pour les États-Unis. On ne pouvait pas faire ce film à Roubaix… Ce n’était pas possible, la nature profonde du sujet était fondamentalement nord‑américaine.
Pourtant la problématique permettait un tournage en France…
Pascal Laugier : la problématique, oui. Mais le déroulement non. Ce côté road‑movie, avec un personnage perdu sur une route… En France, on marche dix minutes, on tombe sur un village, on ne peut pas flipper pour l’actrice, pour le personnage. Donc pour moi, ce film a toujours été américain. Et ça me titillait de faire un commentaire un peu ironique sur l’état de l’Amérique actuelle, de montrer que malgré sa prédominance dans tous les domaines, notamment culturel, c’est quand même un quart‑monde. Mais j’aimerais demain refaire un petit film de genre en France, et même un gros ! J’aimerais demain faire un film de sorcières tourné à Paris, par exemple. Et ça, ce n’est pas possible. D’où cette schizophrénie. Je n’ai pas envie qu’on soit tous soumis à ce « putain » de diktat américain. Et à la fois, pragmatiquement, ce qui est important pour les jeunes cinéastes, c’est de filmer. Et si la langue anglaise vous permet de faire votre film plutôt que de ne pas le faire, eh bien allez‑y, faites le en anglais. De toute façon, il faut tourner.
Louis, vous êtes‑vous rendu compte à un moment que votre documentaire allait raconter moins le tournage d’un film que la relation entre un réalisateur et son actrice ?
Louis Thévenon : au départ, je n’avais pas d’idée préconçue, je n’avais jamais fait de making of, j’en regarde très très peu, et j’ai fait ça au feeling. Ce qui m’intéresse, c’est l’humain, les rapports humains. La technique, on s’en fiche. La relation entre Pascal et Jessica, c’est le cœur du film. On nous vend toujours la grande famille du cinéma, comme quoi le tournage était magnifique, et que tout le monde va partir en vacances ensemble… Ce n’est pas vrai, et ça, je l’ai toujours pensé, surtout en allant sur certains tournages, dont ceux de Pascal. En fait, je pense que le réalisateur est tout seul. C’est lui qui décide de tout, on vient le questionner toutes les deux minutes sur un problème petit ou grand, il faut qu’il réagisse immédiatement… Et donc, sa relation avec tous les acteurs est primordiale, mais en particulier, ici, avec l’actrice principale, puisqu’elle est à l’image dans 80% du film. Et c’est ça qui est intéressant. Quel est leur rapport, comment arrive‑t‑il à lui faire faire les choses, y arrive‑t‑elle, est‑elle parfois contre ? Ce rapport entre les deux est passionnant. Qu’il soit bon ou mauvais d’ailleurs, car parfois il y a des acteurs qui ne comprennent pas ce que veut le metteur en scène, et finalement, ce n’est pas grave, ça fonctionne quand même. Tous les cas de figure sont possibles.
Pascal Laugier : le point de vue de Louis était d’autant plus pertinent que, je débarquais dans un pays qui n’était pas le mien. Je n’ai jamais joué à l’Américain sur le tournage, avec une casquette UCLA... Je me gardais beaucoup de ça. Déjà par fierté nationale, on va dire, avec le côté un peu frenchie, tout ça… Et surtout parce que j’avais conscience qu’entre l’Amérique du Nord et moi, il y aurait toujours ce filtre, cette vitre invisible culturelle. Ce n’est pas parce qu’on a tous été envahis par la culture américaine et le cinéma américain qu’on est devenus Américains. On n’est pas des mutants. Il faut se défaire de cette fascination cinéphilique en deux dimensions un peu idiote pour pouvoir entrer dans le cœur du sujet. Et puis, avoir une star, c’était à la fois exaltant et très inquiétant, car on sait très bien qu’il y a parfois des stars américaines qui prennent le contrôle sur un plateau. Donc pour me garder de tout ça, de tous ces pièges, et pour comprendre intimement ces Nord‑Américains, qui sont pour moi des extraterrestres, il fallait que je sois très très proche d’eux, qu’on discute en amont, en aval, hors plateau… Avec Jessica, on a beaucoup répété. Il fallait vraiment que cette vitre invisible s’amenuise. Elle n’a jamais complètement disparu, bien entendu. Pendant tout le tournage, je me disais : « Mais pourquoi Jessica réagit comme ça ? Qu’est-ce qu’elle me raconte ? ». C’est parce qu’elle pensait en Nord‑Américaine. Et elle pensait exactement la même chose de moi. On se surprenait beaucoup. Et c’est pour ça que, pour ne pas rester à distance de ce que je voulais obtenir, j’ai tenu à ce qu’on forme vraiment un gang, un groupe autour de la caméra, que ce soit avec les acteurs secondaires, les figurants ou l’actrice principale. Je voulais qu’on soit tous investis dans le même projet.
Louis Thévenon : et je pense qu’on voit bien, que ce soit avec les comédiens ou l’équipe technique, qu’au départ, ils sont un peu désorientés. Ce n’est pas leur façon de travailler, ce sont des codes différents, même au niveau de l’approche humaine. Il y en a probablement certains qui ne l’acceptent pas.
Comme Stephen McHattie (acteur du film avec lequel Pascal Laugier a une altercation visible dans le making of, NDLR) ?
Pascal Laugier : je crois que McHattie est emmerdant avec tous les metteurs en scène. Je dis ça avec tendresse parce que c’est un type que j’aime beaucoup, mais sa façon d’être sur un plateau, c’est d’emmerder. C’est peut-être comme ça qu’il trouve son personnage, son énergie. Je pense aussi qu’il fait partie de ces acteurs qui essaient de faire peur au metteur en scène pour voir de quoi celui-ci est fait. Si le mec lui répond, il se sent beaucoup plus en confiance. C’est un mec un peu bougon.
Louis Thévenon : et puis il y a l’ego des comédiens. Il n’a pas le premier rôle, alors il essaie d’exister.
Pascal, le moment durant l’altercation où vous jetez votre carnet au sol en lui disant : « OK, fais le film alors », c’était calculé, pour lui montrer que vous ne vous laisserez pas faire, ou c’était un vrai signe d’énervement ?
Pascal Laugier : d’abord, je ne savais pas du tout que Louis était en train de filmer à ce moment‑là. Je vous jure que ce n’était pas une posture. Ce moment, ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Cela faisait trois ou quatre fois qu’il me parlait mal devant l’équipe, c’est très humiliant, il n’avait pas à le faire ‑c’était son dernier jour, et ça, je ne l’avais pas calculé‑, et ça a été la fois de trop. Je trouvais ça illégitime qu’il me parle mal devant l’équipe. On voit dans le making of que pendant deux ou trois secondes, je ne sais pas quoi faire, je suis un peu comme un petit garçon vexé, je suis humilié. Peut‑être que dans la vie normale, je serais allé le prendre par le col pour lui mettre un coup de boule, mais bien sûr, je n’allais pas faire ça. Donc j’ai jeté mon script au sol et je suis parti. Après ‑Louis n’a pas filmé parce qu’il ne le pouvait pas‑, je suis allé le voir dans sa caravane, on a failli se fritter physiquement, puis, il est revenu comme un petit garçon et on a fini la journée tranquillement. Depuis, j’ai retourné avec lui, j’ai fait un épisode de la saison 2 de la série XIII pour Canal, qu’on a filmé à Toronto, série dans laquelle il a un rôle récurrent. On s’est un peu regardés en chien de faïence pendant cinq minutes, et puis, d’une manière méridionale, au lieu d’ignorer ce qui s’était passé quelques mois plus tôt entre nous, je suis allé le voir en lui disant : « Alors, tu es heureux de me retrouver ? ». Et là, il me dit : « On verra », avec un petit sourire en coin (rires). Et dix minutes après, sur le plateau, la glace était rompue. J’aime beaucoup cet acteur, ça m’a passionné de le filmer, et demain, si je le peux, je le reprends. Il fait partie de ces acteurs un peu difficiles…
Louis Thévenon : et le contexte joue aussi. Le planning d’un tournage change tout le temps, on refait des bouts de scène, on appelle le comédien pour qu’il soit présent, on lui explique qu’on a besoin d’une image de lui qui sort de sa voiture. Il arrive, il doit attendre six heures dans sa caravane, et d’un coup on l’appelle et il doit assurer tout de suite. Et parfois, on ne va pas l’appeler. Il aura passé toute sa nuit à se faire chier, et il n’aura pas tourné. Un acteur, ça a besoin de tourner. Donc, c’est de la tension qui s’accumule. Ce n’est pas bien méchant, cela dit.
Dans le scénario de The Secret, on sent une volonté qu’on retrouve dans quelques autres films récents, celle de renverser le schéma classique du héros et du méchant, et d’inverser le point de vue de la narration. Mais The Secret est le seul film qui parvient à légitimer ce renversement par la nature même de son histoire…
Pascal Laugier : effectivement, le grand risque des films à twist : que le twist n’ait aucun sens, qu’il ne soit finalement qu’une pure posture, une pure arnaque. J’en étais parfaitement conscient en tant que cinéphile. J’adore le principe du twist. Un des trucs qui m’a donné envie de faire du cinéma, c’est Rod Serling et La quatrième dimension, qu’on voyait le samedi après‑midi dans Temps X, l’émission des frères Bogdanoff. Ça m’a donné envie de me focaliser sur le point de vue, la narration... Ça a été très séminal chez moi, Rod Serling, ça m’a aidé à ne pas oublier qu’il n’y a jamais d’histoire objective, il n’y a que le point de vue de celui qui la raconte. Chose quand même très oubliée par le cinéma de studio nord‑américain actuel. Dans ces films, il n’y a pas d’autre point de vue que celui du metteur en scène. J’ai même compris récemment que le point de vue des blockbusters américains, c’est celui du producteur. D’où ces multiples angles de vues avec ces multiples caméras… C’est notamment pour ça que j’ai du mal avec le cinéma de Chris Nolan. Mais je suis un peu un vieux con, je viens du cinéma classique, avec des règles qu’on ne peut pas transgresser, où on ne peut pas être malhonnête. Je pense que The Secret n’est pas malhonnête, simplement, il joue avec un certain conformisme du spectateur : la jolie fille, c’est forcément l’héroïne, c’est forcément un personnage positif et lumineux parce que c’est la seule actrice que les gens connaissent. Et j’essaie de rappeler, en m’amusant un peu, que ce n’est pas parce qu’elle est jolie et que les rednecks en face sont moins jolis qu’ils sont illégitimes, et que le personnage incarné par l’actrice connue est plus légitime. Tout ça, c’est une façon de jouer avec les codes attendus, c’est pour ça que je voulais que la première partie du film soit conformiste. Je voulais un thriller qu’on a déjà vu un milliard de fois, et puis le retourner complètement pour perdre totalement le spectateur. J’essaie de ne pas le perdre définitivement. Après, je ne peux pas empêcher qu’il y ait une partie des spectateurs qui trouve le film déceptif, parce qu’il ne respecte pas les recettes, les formules… Comme quoi, on est vraiment asphyxiés par « l’hyperformulation » des films actuels. Je suis fatigué par ça.
Le succès public de The Secret est d’autant plus plaisant, sans doute…
Pascal Laugier : oui, d’autant plus ‑et j’en suis très content‑ que c’est vraiment la province qui a fait le succès du film. Ce sont des gens qui l’ont vu en version française le mercredi soir, le vendredi soir et le samedi soir, moments où on faisait le plus de chiffre. Les gens sont allés voir ça simplement comme le thriller basique du samedi soir, et ils se sont fait niquer par le film, et ils ont adoré ça, comme un plaisir primitif.
Louis Thévenon : ça renvoie aux débuts du cinéma, qui venait du cirque, et qui était présenté par des prestidigitateurs. Les twists, c’est un truc de prestidigitateur.