le 09 février 2024 - 12h24

L'Abbé Pierre, imperfections et péchés

En 2005, à l’occasion de la sortie en DVD du documentaire Entretien avec l’Abbé Pierre ‑ Vous direz à vos enfants… de Guy Soubigou (1994), nous avions rencontré Henry Grouès dit l’Abbé Pierre, deux ans avant sa disparition. Aussi peu cinématographique soit‑elle pour un média comme le nôtre, il arrive parfois qu'une rencontre recèle des qualités rares.

A
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Vous avez déclaré que depuis l'âge de 6 ans, vous avez envie de mourir. Ce désir est‑il toujours là ?

 

Oui, c'est la réalité. J’ai vécu toute ma vie avec le désir de mourir. Mes amis me disent que Dieu a le sens de l'humour en prolongeant mon chemin.

 

Pour quelles raisons ?

 

À cause de l'insatisfaction. Je pense qu'au‑delà des ombres, du temps et de toutes ces choses, c'est la lumière…

 

À une personne qui n'a pas cette force de conviction, que lui dites‑vous ?

 

Regarde bien tout ce qui est creux en toi. C'est un appel.

 

Woody Allen a déclaré : « Si Dieu existe, j'espère qu'il a une bonne explication ». Qu'en pensez‑vous ?

 

Je suis tout à fait d'accord. Je suis moi‑même en constante interrogation. Quand je parle avec des experts et qu'ils me disent qu'il y a probablement déjà eu 80 milliards d'êtres humains sur Terre, si je devais être insolent avec la perfection infinie de Dieu, j'aurais cette prière en moi : « Mon Dieu, à quel jeu jouez‑vous ? Combien de milliards de personnes encore vont se succéder et subir le malheur que j'ai rencontré dans le monde ? ».

 

Et le bonheur ?

 

Je suis sensible au bonheur, à la beauté, aux merveilles... C'est vrai qu'il faut être capable de garder un œil ouvert pour contempler le sourire d'un enfant. Mais il faut aussi garder l'autre ouvert sur la désespérance humaine. Je ne comprends rien à cet univers. Quand Woody Allen dit « J'espère que vous avez une explication », c'est un mot très intelligent qu'il utilise. Je suis impatient de voir s'achever ma route dans l'ombre. Nous sommes dans l'ombre, et pour beaucoup, c'est plus que l'ombre, c'est une cruauté terrible. Mais mon Dieu, pourquoi !

 

Toute cette souffrance ne vous fait‑elle pas douter ?

 

J'aime Dieu parce qu'il est tout, mais je ne peux pas taire que je ne comprends rien à cet univers. Malgré cela, je ne doute pas. Woody Allen, espère. Moi, je suis certain. Je suis certain que Dieu a une explication. Ce n'est pas contradictoire, cela ne m'empêche pas de dire oui à Dieu, à cette perfection infinie. Mais dans le même temps, je m'interroge. Pourquoi cette souffrance si injuste et abominable ? Je me souviens un jour m'être écrié : « Mon Dieu, assez ! ». Même si nous l'aimons, il ne faut pas nous empêcher de lui crier assez. En retour, il peut lui aussi, à nous, êtres doués d'intelligence et de responsabilités, nous crier tout autant assez ! Assez de ce détournement de nos ressources pour travailler à nous faire peur mutuellement. Parce que nous avons peur, et que pour nous rassurer, il faut faire encore plus peur. Ne devrions‑nous pas consacrer un peu plus de cette énergie à atténuer la souffrance ? C'est difficile, mais cela semble possible. Nous avons notre intelligence pour ça. Alors si nous crions à Dieu assez, lui aussi nous crie assez ! C'est une vision qui peut paraître dramatique mais qui ne doit pas nous empêcher de voir la vie, la mer, la montagne, les étoiles, les fleurs qui vont commencer à ressortir, et encore une fois le sourire des enfants… pourvu qu'ils ne soient pas affamés.

 

Pour vous, le bonheur, c'est refuser l'illusion ?

 

C'est refuser l'illusion de croire que l'on peut être heureux sans les autres. Le bonheur, c'est de pouvoir dire sans gène à l'autre : « Quand tu es heureux, je suis heureux, quand tu souffres, je souffre, et ce mal qui te gêne est devenu le mien ». Il faut détruire l'illusion. On ne peut pas être heureux en prenant, mais en donnant.

 

Avez-vous des regrets ?

 

De deux sortes. Toutes mes imperfections ou mes péchés, et le fait qu’à 93 ans, il y a des choses que l'on ne peut plus faire. J’ai le regret de ne plus pouvoir mener certains combats. Dieu merci, il y a autour moi des gens merveilleux qui continuent partout dans le monde à développer la chose dont j’ai été, par hasard, l’instigateur.

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