Comment vous êtes‑vous lancé dans le tournage de Tous au Larzac ? Un article du journal militant Gardarem lo Larzac en serait à l’origine…
Il se trouve que j’avais tourné une séquence sur la relation entre les deux luttes, le Larzac et les Lip, pour Les Lip, l’imagination au pouvoir (son documentaire sorti en 2007 sur la grève ouvrière de l’usine Lip à Besançon au début des années 70, NDLR), mais elle a été coupée au montage. On ne parlait donc pas du tout du Larzac dans Les Lip, et c’est ce que faisait remarquer l’article en question, qui regrettait cela et qui disait que ce serait bien qu’un film soit fait sur le Larzac. Je me suis senti un peu appelé… (rires). Je suis donc allé voir sur le terrain s’il y avait des protagonistes susceptibles de raconter l’histoire.
Combien de temps avez‑vous consacré au tournage du doc ?
Je suis allé voir les protagonistes en juillet 2008, et là, j’ai fait une interview de chacun d’eux. Je me suis retrouvé avec 750 pages d’interviews. Là, j’ai écrit l’histoire. Le film. Pendant ce temps‑là, on a cherché le financement. Ça a pris deux ans. Je suis donc venu tourner en juillet 2010.
Certains protagonistes ont‑ils hésité à se confier à vous ?
Il y a deux personnes qui m’ont dit non tout de suite. C’était réglé. Concernant ceux qui ont dit oui, il n’y a eu aucun souci car la plupart avaient vu mon film précédent (Les Lip), donc ils savaient un peu comment je travaillais. Mais ça supposait quand même une grande confiance. Vu qu’ils ne se rencontrent jamais devant ma caméra, ils ne savaient pas ce que les autres allaient dire et ils ne savaient pas non plus comment j’allais organiser leur récit. En apparence, c’est eux qui racontent l’histoire. Mais en fait, c’est moi qui la raconte…
… C’est vous qui les « poussez » par rapport à la structure que vous avez mise en place au début.
Voilà. J’ai imaginé un récit. Après, au tournage, je leur ai posé des questions pour obtenir le récit en question. J’ai aussi essayé de retrouver les émotions que j’ai ressenties la première fois que je les ai rencontrés. Ils m’ont fait rire, ils m’ont fait pleurer. Le tournage, ça consiste à recréer ça de façon artificielle, car ce n’est pas la première fois qu’ils racontaient leur histoire. J’essaie d’obtenir une qualité de récit telle qu’on ait l’impression qu’ils racontent ça tout simplement, devant chez eux, alors que c’est un très lourd dispositif de tournage. L’idée, c’est qu’on ne se rende compte de rien. Mais pour eux, ce sont des journées entières d’interviews. Et puis je les ai tous emmenés, un par un, sur tous les lieux du récit. C’est un boulot colossal.
Le plus frappant dans le doc, c’est de découvrir ces paysans, catholiques pratiquants, votant à droite, et qui sont transformés par la lutte…
C’est hallucinant. Ils vont mettre en branle une telle intelligence collective qu’elle va rejaillir sur chacun d’eux. Ils vont découvrir en eux des capacités qu’ils n’imaginaient même pas. Surtout, ils vont se frotter à tellement de gens différents qui vont venir les aider, et qui sont pour eux des Martiens ! Tous ces hippies, tous ces gauchistes, tous ces Mao ! Il faut se mettre dans la tête ce qu’était un paysan de l’Aveyron à l’époque. Dans les débats, on entend parfois : « Comment cela se fait‑il que des paysans parlent aussi bien ? ». Eh bien, ils parlent bien parce qu’ils ont parlé pendant dix ans, justement ! Ils se sont frottés à l’altérité pendant dix ans, c’est une université formidable.
Le DVD propose une préface accompagnée d’un texte de Bertrand Tavernier. À propos de votre doc, ce dernier évoque le western. On y retrouve en effet certains archétypes : l’homme solitaire, les paysages rappelant l’Americana, les opprimés, les vautours qui planent… C’est un genre que vous aimez ?
Oui, j’aime le western, mais américain. Je ne suis pas trop western spaghetti. Ce qui m’intéresse, c’est le western avec ses codes traditionnels, c’est‑à‑dire la construction d’une communauté. C’est pour ça que l’histoire du Larzac, ça m’avait évoqué tout de suite un western. Outre les paysages, il y a aussi cette idée de construction d’une communauté, de gens qui, au début, n’ont rien à voir les uns avec les autres et qui, à la fin, vont être totalement unis. Pour ne rien vous cacher, j’ai revu quarante westerns avant de faire le film. C’était pour être dans le « mood ». Pour avoir en tête les structures de récit, les cadres… Pour moi, la façon dont le film commence, c’est un début de western. Le plan fixe avec le personnage qui court vers nous, tous les westerns américains commencent comme ça. C’est le cavalier solitaire qui arrive du fond du décor.
Vous êtes issu d’un milieu ouvrier. Cette histoire fait‑elle écho à vos origines prolétariennes ?
J’avais 20 ans en 1968 donc je suis tombé dedans. En plus, j’étais étudiant à la Sorbonne. J’ai vécu Mai 68 un peu comme Fabrice Del Dongo (personnage de La chartreuse de Parme de Stendhal, NDLR) à la bataille de Waterloo, sans trop comprendre ce qui se passait, mais très exalté. Et après, je me suis engagé comme beaucoup de gens pendant les dix années qui ont suivi. C’était mes années de jeunesse, le Larzac, les Lip, tout ça… C’était des années militantes. J’étais très impliqué. Bon, j’étais en banlieue parisienne, pas dans l’Aveyron. Mais durant les années 70, j’ai été militant.
À propos de votre travail, vous évoquez une trilogie informelle sur les années 70, composée de trois documentaires : Paysan et rebelle, un portrait de Bernard Lambert, Les Lip et Tous au Larzac. Pourrait‑on imaginer un quatrième volet, sur la cause étudiante durant Mai 68, que vous avez vous‑même vécu ?
En fait, ce qui a bougé après Mai 68 chez les étudiants, c’est l’idée de la création de la faculté de Vincennes. Un endroit où il n’y avait plus besoin d’avoir les diplômes que demandaient les autres universités, où les ouvriers pouvaient venir le soir… Mais après, les facs sont assez vite retournées à leur routine. Vincennes a été détruit, c’est devenu Paris 8. Je suis allé étudier à Vincennes à l’époque, en 1969. C’était vraiment étonnant. Peut‑être faudrait-il raconter ça… C’était très expérimental, très révolutionnaire. Tous les meilleurs profs de Paris, de toutes les disciplines, ont enseigné à Vincennes. En philosophie, c’était Châtelet, Deleuze, Guattari… En cinéma, c’était toute la bande des Cahiers. Et puis il y avait une inventivité. La fac était gérée par les étudiants. Au début, c’était les Mao, puis le PC. C’était l’expérimentation tous azimuts. Mais après, comme toujours, il y a le repli, le ressac…
Et les révoltes de Mai 68, c’est quelque chose que vous aimeriez raconter ?
Je suis toujours très déçu par la façon dont les gens racontent Mai 68. Par exemple, je n’ai pas du tout aimé le film de Philippe Garrel (Les amants réguliers, 2005), cette espèce de cliché des grands bourgeois qui vont jeter des pavés sur les flics et qui, après, rentrent dans leur grande maison fumer des oinj… Ce n’est pas du tout comme ça que je l’ai vécu. C’était une grève générale qui a paralysé complètement la France. Surtout, ça a été un bouleversement des mentalités incroyable, indépendamment de la fête elle‑même. Dans les rues, tout le monde parlait avec tout le monde, il y avait cette ambiance extrêmement joyeuse alors qu’il n’y avait plus de transports. C’était un bordel invraisemblable. Il y avait comme une libération qui était palpable. C’est ça qu’il faudrait arriver à montrer. Mais il faudrait beaucoup de sous…
Que pensez-vous de la place accordée aux docs à la télévision et au cinéma ?
C’est une question très difficile parce que je trouve qu’il y a des choses qui passent à travers les mailles du filet et qui sont très bien, mais souvent fort tard le soir. Le problème, c’est que les chaînes sont totalement hystériques sur le prime time, les heures de grande écoute. Il y a un formatage absolument terrible. Il faut un résumé de cinq minutes avant que le film ne commence, il faut une voix off qui explique tout, on prétend faire le tour de la question… Pour moi, c’est le contraire du doc. Je suis persuadé que plus on est dans le singulier, plus on a des chances de toucher l’universel. J’ai le sentiment que les docs que j’ai faits pour la télé il y a quelques années, je ne pourrais plus les faire aujourd’hui. Les chaînes sont toutes‑puissantes. Elles sont coincées par l’audimat, y compris le service public.
Même si vous ne vous considérez pas comme un militant à proprement parler, vous faites du documentaire engagé. Auriez‑vous d’autres envies ?
J’ai fait plein de films qui n’étaient pas du tout militants. Je ne suis pas un monomaniaque des luttes ! J’ai fait un film sur la Maison Radieuse de Le Corbusier à Rezé, un film sur un couple de personnes de petite taille qui s’occupent d’un autiste, un film sur un pompier qui a été brûlé au visage… J’ai fait des films très différents. Mes deux prochains films, l’un est sur la musique (avec Dédé, le portrait d’un musicien breton, NDLR), l’autre sur le théâtre. Après, les choses s’enchaînent de façon étrange. Quand je parle de ma trilogie, elle n’était pas prévue. Je fais le malin après coup, mais ce n’était pas délibéré de faire une trilogie sur les années 70. Je crois que les raisons pour lesquelles j’ai fait ces films, c’est parce que j’avais envie de savoir si ces gens qui m’avaient fait tellement rêver dans les années 70 étaient aussi balèzes que je l’avais imaginé. C’était l’occasion de les rencontrer, de partager ce qu’ils avaient vécu. Il y a quelque chose de très personnel. Si les gens disent aujourd’hui que ce sont de beaux personnages, j’en suis très heureux parce que c’était pour moi une évidence. Ils m’ont ému avant d’émouvoir le public. Un des moteurs, pour moi, c’est l’admiration. Je ne pourrais pas faire des films sur des gens que je n’aime pas.