We Need to Talk about Kevin
À peine sorti du ventre de sa mère (Eva, Tilda Swinton), Kevin a crié. Et n’a jamais cessé depuis. Pourquoi ? Parce que celle‑ci ne le désirait que du bout du cœur ? Parce qu’un jour elle a craqué et cassé involontairement le bras de son jeune rejeton ?
Troisième film de la photographe écossaise Lynn Ramsay adapté du roman éponyme de Lionel Shriver (auteure et journaliste américaine, comme son nom ne l'indique pas), We Need to Talk about Kevin fut l’une des révélations du dernier Festival de Cannes. Puissant, troublant, visuellement impeccable, We Need to Talk about Kevin, c’est du Haneke moins la lourdeur démonstrative et la morale de maton, ou l’envers organique et terrien de l’Elephant de Gus Van Sant, mais filmé du point de vue d’un parent, en l’occurrence Eva (Tilda Swinton), qui, cheveux courts et visage creusé, fixe d’un œil hébété son fils, en prison, auteur d’un crime que l’on imagine irréparable. Quoi ? Pourquoi ? Comment ?
We Need to Talk about Kevin cale donc son pas sur le point de vue d’une mère qui assiste à la naissance de Kevin, enfant peu aimable qu’elle prend d’abord pour un autiste, avant de comprendre qu’un frisson malin court sur l’échine de ce fils littéralement impénétrable. Au fil des années et des métamorphoses physiques de Kevin, au fil des petites lâchetés d’un père dépassé (John C. Reilly) qui fabrique l’illusion d’une famille (forcément) unie à coups de déni, Eva sent venir la catastrophe, mutilplie les signes d’un amour maternel venu sans doute trop tard, mais rien n’y fait. Comme l’écrirait Rosset : ce Mal‑là est idiot, inaltérable, déterminé.
Manipulateur, rétif à toute forme d’affection, sadique et froid comme un concombre, Kevin pourrait être le cousin lointain de tous ces enfants monstres dont le cinéma d’horreur abonde, de Mauvaise graine de Mervin Leroy à Damien en passant par L’autre et le récent Esther. Mais l’hypothèse fantastique n’intéresse pas Ramsay. Ici, pas de puissance supérieure téléguidant le bambin à son corps défendant et restaurant en bout de course le principe de l’innocence enfantine. Son film traque plutôt un Mal bien réel et ordinaire, une horreur domestique sans mobile apparent qui va crescendo, jusqu’à un drame sur lequel le film, construit en flash‑back, lève d’emblée mais partiellement le voile.
Passé un premier quart d’heure plastiquement parfait mais un rien trop arty (des images extraites de trois époques différentes se succèdent sans que nous puissions encore leur donner un sens), We Need to Talk about Kevin tresse son récit sur trois temps : le moment édénique d’avant la naissance de Kevin et ces images fugaces, presque oniriques, d’un couple s’enlaçant sous la pluie ; la lente désintégration d’une famille soumise à la monstruosité de l’un des siens ; et puis l’après, cette mère dévastée, seule, régulièrement humiliée par les habitants de sa bourgade, survivante solitaire à l’intérieur d'une maison régulièrement maculée de peinture rouge (couleur dominante du film), signe d’une tragédie que rien ne pourra effacer.
La fascination que suscite We Need to Talk about Kevin tient en partie sur la volonté de Ramsay de ne jamais statuer sur ce Mal intérieur et d’écarter, l’air de rien, toutes les lectures d’usage (Kevin est‑il la réponse catastrophe à une mère qui, au fond, rêvait d’une autre vie ? Le produit d’un dérèglement social ? La métaphore d’une jeunesse déboussolée ?), pour se concentrer sur l’impensable : parfois et dans le meilleur des mondes (la famille ?), le Mal « est », tout simplement. « Quel est le but ? », demande un jour Eva à son fils. « Le but ? C’est qu’il n’y en a pas », lui répond calmement ce dernier.