Un jour de chance
Après le feu d’artifice un peu foutraque que fut le réjouissant Balada Trista l’an dernier, Alex de la Iglesia revient avec un film plus tenu, plus sérieux aussi, qui cale son pas sur un publicitaire has-been, Roberto Gomez, inventeur en son temps d’un slogan pour Coca Cola (« La chispa de la vida »), heure de gloire de son parcours professionnel. Mais depuis, Roberto n’a rien fait, ou presque. L’âge, la crise, le manque de confiance, Roberto ne vaut plus tripette sur le marché de l’emploi et ses tentatives de mendier auprès de ses anciens collègues un strapontin dans leurs entreprises florissantes se soldent toutes par des échecs.
Les premières vingt minutes de ce film sont formidables, entre satire rageuse du monde du travail (Highway to hell d’AC/DC en guise de manifeste) et soutien indéfectible d’une femme (interprétée par Salma Hayek) vue ici comme ultime rempart contre la dépression, ou le suicide. Puis survient un accident : à l’intérieur d’un chantier archéologique, Roberto chute d’un échafaudage et se retrouve au sol, immobile, les bras en croix et une tige de fer plantée dans le crâne. En quelques minutes, tout le petit monde médiatico‑politique (publicitaires, producteurs d’émissions de télé‑réalité, journalistes avides de scoops, huiles de la ville, agents de tous poils…), tout ce petit monde se presse autour de Roberto, coincé dans cette arène dont nous ne sortirons plus.
Tout l’intérêt du film de la Iglesia, mais aussi la limite, réside dans la dialogue qu’il noue alors avec un film de Billy Wilder, Le gouffre aux chimères réalisé en 1951 et dont le cinéaste espagnol reprend l’argument. Souvenez‑vous, dans ce film, Kirk Douglas incarne un journaliste new‑yorkais qui échoue dans un bled endormi du Nouveau‑Mexique et se fait embaucher dans une feuille de chou locale. Un jour, la chance lui sourit : un homme, parti piller un lieu sacré afin d’y extraire des objets, se retrouve coincé sous des tonnes de gravas. Pour le journaliste, l’occasion est alors trop belle de retrouver le frisson des grands scoops. Manipulateur hors‑pair, il s’arrange pour que le sauvetage de l’homme, dont il s’octroie l’exclusivité, dure le plus longtemps possible, afin de ménager le suspense et faire tourner le cirque médiatique.
Dans ce « gouffre aux chimères », égout de la morale où la part maudite de l’humanité se révèle, Wilder sait de quoi il parle ‑il débuta comme journaliste à Vienne dans les années 1920‑ et attaque au scalpel un système dont il démonte tous les rouages. Mais pour lui, pas question d’opposer une profession dénuée de scrupules ‑les journalistes‑ à une population candide et innocente (nous, les spectateurs) : la corruption apparaît comme la « qualité » la mieux partagée du monde et s’empare, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, de tous, à commencer par la femme de la victime, trop heureuse de tomber le voile de l’éplorée pour le son de la caisse enregistreuse, et de tous ces petites gens ‑le public‑ appâtées par le goût rance du fait divers et de la compassion à bon compte. Wilder ne reculait devant aucune violence, aucun mépris parfois pour décrire cette horreur médiatique sans limites. Pourtant, Le gouffre aux chimères fut un échec public cinglant. Sans doute trop misanthrope.
Alex de la Iglesia, lui, a sans doute retenu la leçon de cet échec. Entre le monde décrit par Wilder et celui de Jour de chance, cinquante ans ont passé et la victime, aujourd’hui, participe elle aussi de cette manipulation globale, consciente dès les premières minutes de l’opportunité fantastique que lui offre son accident. Très vite, l’arène devient alors le théâtre d’une gigantesque transaction économique et de la Iglesia rebat toutes les cartes. À l’aide de son portable, Roberto négocie en temps réel sa valeur marchande (s'il meurt, c’est le jackpot assuré) et intègre, sans le moindre scrupule, la grande valse des vautours et des chacals.
Première conclusion : le marché de la compassion ne connait pas la crise. Mais Alex de la Iglesia n’assume pas jusqu’au bout la violence de sa critique, et donc la misanthropie de son sujet. Ainsi, il transforme le personnage de la femme du blessé, avide et abjecte dans Le gouffre aux chimères, en une sorte de sentinelle morale, pas dupe de l’horreur ambiante et bien décidée à maintenir contre le monde un semblant d’intégrité. Le film succombe ainsi aux sirènes de la bonne conscience et ménage, pour le spectateur, une place confortable à partir de laquelle il pourra jouir, à distance (l’enfer, c’est les autres), du spectacle consternant de cette société médiatique. Moralité, on ne peut pas vouloir Wilder et Capra en même temps.