Un conte de Noël
Famille je vous hais, donc, encore et toujours.
Arnaud Desplechin plonge sa caméra-scalpel dans le corps d’une généalogie douloureuse et son lot de pathologies et de non-dits, de deuils manqués ou à venir, de fils reniés et de rejetons modèles. Pour les Vuillard, une famille de Roubaix, l’origine du Mal remonte à 1968, à la mort de Joseph, jeune enfant atteint d’une maladie génétique foudroyante. Aujourd’hui, c’est Noël, mais Junon, la mère (Catherine Deneuve), apprend qu’une même maladie la guette. Unique chance de survie : une greffe de moelle, soit une question en guise de fil rouge narratif (dans le clan, qui sera compatible, l’enfant prodige ou le mal-aimé ?) et l’occasion de réunir toute la fratrie dans la grande maison familiale transformée en poudrière des sentiments. Henri le fils banni et sa compagne Fonia, Elizabeth sa sœur dépressive et son jeune fils Paul, Yvan le fils cadet et sa femme Silvia, le cousin Simon et le pater familias Abel, génialement interprété par Jean-Paul Roussillon ; tous se retrouvent autour de l’arbre de Noël pour un feu d’artifice de déclarations d’amour (« Je ne t’ai jamais aimé », avoue tranquillement Deneuve à son fils Amalric) et de giclées venimeuses.
Dissipons un malentendu. Un conte de Noël, cinquième long métrage d’Arnaud Desplechin, se situe à mille lieues d’un certain cinéma français d’auteur, formellement pauvre et culturellement péremptoire, veine à laquelle on serait à tort tenter de l’assimiler, quitte à en faire la version haute et magistrale. Certes, le film possède en apparence tous les stigmates du genre (description d’une famille névrosée, repli sur la petite histoire, goût littéraire de la langue, surabondance de citations, etc.), mais les prend systématiquement à contre-pied, s’amuse des grilles d’interprétation pesantes (Anatole, le loup freudien de la cave, que pourchassent deux gamins délurés), ne se laisse jamais gagner par le pathos (ou presque, l’œil toujours humide d'Anne Consigny, la sœur systématiquement dépressive et unique bémol du film).
Fascinante est la virtuosité -l’élégance surtout- avec laquelle Desplechin orchestre cette tragédie légère. Point de sarabande bergmanienne, sa référence trompeuse, mais un soupçon de Coppola dans sa capacité à rendre sensible l’existence d’un lien familial fraternel au-delà de l’amour et/ou de la haine. Un conte de Noël évite le piège de la grande réconciliation familiale après « crevure » des abcès, mais fait le pari (le jeu, motif central du récit), de la famille comme lieu d’un équilibre possible entre forces contraires.
Moralité, le film finit par rendre biologiquement compatible Henri, le plus incompatible (sentimentalement) de tous les enfants, et dévoile peu à peu la part de marginalité de ceux (Silvia, Elizabeth) que l’on pensait centraux. La famille de Desplechin (et d’Emmanuel Bourdieu, son coscénariste) devient alors un lieu, non pas d’abandon de soi et de ses idées, mais de coexistence possible où la haine et le ressentiment peuvent se formuler en toute crudité sans jamais remettre en cause l’existence d’un lien avec lequel on ne peut rien d’autre que, le temps d’une opération, faire la paix. L’un des musts du mois.