Tommy
Personne n’a oublié la malformation dorsale de Vanessa Redgrave dans Les Diables (1971) de Ken Russell, nonne lubrique qui, dans la France obscurantiste du XVIIe siècle, accusa l’abbé Urbain Grandier (Oliver Reed) de sorcellerie à défaut de le posséder physiquement. Ou encore cette lutte ambiguë qui, dans Love (1969), oppose le même Oliver Reed et Alan Bates, deux hommes massifs, nus comme des vers, et premier acte provocateur de Ken Russell, futur réalisateur de Mahler, Tommy, Savage Messiah, Au‑delà du réel et autre Jours et nuits de China Blue.
Ken Russell fut une rock star du cinéma. En 1975, tout le monde se serait damné pour apparaître dans l’un des films. À commencer par Tommy, opéra‑rock qu’il réalise à partir de l’album éponyme des Who sorti en 1969. Souvenez‑vous du casting : Roger Daltray, Tina Turner, Eric Clapton, Jack Nicholson, Elton John (pour lequel il signera plus tard le clip de Nikita), ou encore Pete Townsend (pour partie à l'origine du son déformé du heavy metal, voir l'excellente série documentaire Story of Metal).
Suite à un trauma psychologique violent (il assiste au meurtre de son père revenu de la guerre), Tommy est devenu sourd, aveugle et muet. Les siens ont beau tout mettre en œuvre pour le guérir, rien n’y fait. Jusqu’au jour où sa mère le projette à travers un miroir…
Est‑ce un hasard si, au début des années 1980, le clip vidéo et l’esthétique bariolée de la nouvelle chaîne MTV ont tant pillé l’œuvre de Russell ? Venu au cinéma par la photo (puis la télévision), à l’instar de Kubrick dont il partageait le tropisme satirique et grotesque, Ken Russell fit une apparition séismique sur la scène cinématographique britannique à la fin des années 1960, creusant à coups d’images scandaleuses et colorées une tranchée nouvelle entre le réalisme social de l’école anglaise (Reisz, Anderson, Richardson), les films kitsch de la Hammer et les rêveries poétiques du duo Powell/Pressburger.
Les années 1970, décennie de toutes les audaces formelles et libertaires, allèrent comme un gant à ce pasticheur fou au style baroque, maniant le mauvais goût carnavalesque avec la même dextérité que les biopics bigger than life d’artistes mégalos et déjantés (les Who, Litz, Lord Byron) qui le rendront célèbre. Ken Russell, c’est Orson Welles et John Waters, l’intellectuel Eisenstein qui, dans son coin, dessinait des petits croquis cochons.
Tommy reste sans doute l’un de ses films les plus célèbres, un cinéma fou comme on n’en fait plus, à revoir sans modération.