There Will be Blood
There Will Be Blood tombe dans l’œil du spectateur comme un coup de massue. Trois heures de fureur et de démesure, entre le Géant de George Stevens si Rock Hudson avait été un monstre paranoïaque, et Citizen Kane si Orson Welles était devenu magnat du pétrole.
Soleil de plomb et terre aride, celle du Sud des États-Unis au début du siècle dernier, lorsqu’une bande de pionniers contractent la fièvre de l’or. Parmi eux, Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis, éblouissant), ouvrier déjà fasciné par le mirage du pétrole prêt à tout pour en récolter l’usufruit, creuse et creuse encore. En dépit des compagnons qui tombent, de la tête fracassée par les poulies des puits, en dépit des gravats et de la poussière dans la bouche, en dépit de la canicule et d’une jambe broyée, l’homme creuse et creuse encore. Jusqu’au jour où une mare de pétrole surgit des entrailles de cette terre inhospitalière. Ce sont les vingt premières minutes du film. Pas la moindre ligne de dialogue et déjà un monument de noirceur soutenu par les riffs lancinants de Johnny Greenwood, le guitariste de Radiohead, et la sublime photographie de Robert Elswitt.
Plainview s’enrichit à la vitesse de la lumière et part avec son fils à Little Boston, bourgade paumée de la Californie construite sur un gigantesquement gisement de pétrole. Au milieu de ce désert pelé, rien d’autre que l’Église de la « Troisième Révélation », animée par un Prêtre au visage d’ange, Eli Sunday, charlatan illuminé qui compte bien profiter des dividendes de l’or noir. Ce sera le seul à se dresser contre Plainview, ou plutôt à résister un peu, avant de finir le crâne déchiqueté dans une salle de bowling. Le capitalisme carnassier contre l’obscurantisme religieux, soit les deux visages de cette histoire hyper-sombre de la réussite américaine et des bâtisseurs d’empires.
Vaguement adapté d’un roman d'Upton Sinclair (Pétrole ! There Will Be Blood), le cinquième film de Paul Thomas Anderson (Boogie Nights, Magnolia) colle à l’obsession effrayante de son personnage principal, sa capacité à faire le vide autour de lui. En résulte un film impressionnant mais peu aimable. Plainview ne doute jamais, ni de lui (il fera fortune contre les hommes, Dieu et le monde), ni des autres (cette humanité qu’il abhorre, vomit, écrase à coup de bottes et d’arnaques). Et rien ne parviendra à ébranler sa détermination : ni son fils qu’il utilise comme appât afin d’arracher leur terre aux paysans avant de le jeter sans la moindre compassion, ni cet homme qui débarque un jour en prétendant être son frère et qu’il évacuera d’une balle dans la tête. Pour lui, la fin justifie tous les moyens, le mensonge, le péché, la corruption et le meurtre. Plainview finira comme Kane, errant tel un fantôme dans une demeure fastueuse, multimillionnaire et aigri, continuant à déverser son fiel et sa haine de l’autre jusqu’au dernier plan.
Mais à la différence du magnat wellesien, aucun Rosebud, aucun regret, aucune inclination philanthrope. C'est donc sans doute du côté de Kubrick (la dernière séquence du film) que l’on pourrait trouver l’équivalent d’un homme à ce point irrécupérable, antipathique et désespérément touchant. Touchant ? Parce que chez lui, pas le moindre narcissisme mais l’obsession pathologique d’une réussite qui vire à l’abstraction, et la certitude qu’au bout d’une route pavée de dollars et de douleurs, c’est l’homme tout court qui est en trop. Et Plainview est le dernier des hommes. La critique la plus virulente du mythe de la réussite et du self-made-man américain.