The Voices
Jusque‑là, on prenait Ryan Reynolds (Green Lantern, Captives de Egoyan) pour un acteur sans charisme, au pire, un gastéropode flanqué d’une carrure de quaterback, au mieux, la version Lexomyl de Ben Affleck. Seule Marjane Satrapi y a vu autre chose, une pointe d’Anthony Perkins sans doute, au point de lui confier le rôle principal de son premier film hollywoodien, The Voices, et le résultat prouve qu’elle a eu raison.
Reynolds incarne Jerry, un employé un peu gauche travaillant dans une petite entreprise de baignoires, plantée à Milton, une bourgade américaine friendly et horripilante, une sorte de pays dragée (tout est y rose bonbon et les sourires parfaitement niais), à mi‑chemin des Femmes de Stepford d'Ira Levin (une fois les ménagères remplacées par leur double robotisé) et de la maison cartoonesque tenue par un gamin tyran dans It’s a Wonderfull Life, l’épisode génial de La quatrième dimension le film, réalisé par Joe Dante.
Très vite, on découvre que Jerry a un grain. Il entend des voix, incarnées à l’image par ses deux animaux de compagnie : Monsieur Moustache, un chat cynique et désopilant qui se situe du côté obscur de la force, et Bosco, un molosse tout rond plutôt pacifiste. En fait, Jerry est bipolaire, et Fiona (Gemma Arterton), la secrétaire d’origine britannique qu’il voudrait bien séduire, en fera violemment les frais.
Car, avec les pilules que lui prescrit sa psychothérapeute, la vie de Jerry perd de sa superbe et ne ressemble plus à celle que le début du film laissait présager, soit une version anthropo‑dysnéienne d’un trio étrange composé d’un barjo et de deux animaux parlants qui, ensemble, discutent philosophie, morale et pulsion criminelle. À cause du traitement censé le guérir, Jerry voit le monde tel qu’il est ‑un théâtre de sang et de viscères, un appartement miteux, une histoire familiale très hitchcockienne‑ et tel qu'il le crée à coups de copines hachées menu et réduites à des têtes verdâtres planquées dans le frigo. Jerry le serial killer se rêve en ouvrier Pee Wee mais agit comme Norman Bates.
La réussite de The Voices (hormis le dénouement, peu inspiré) tient surtout dans le point de vue qu’adopte Marjane Satrapi face à une pathologie largement balisée par le cinéma. Dans l’œil de Jerry, le monde menace sans cesse de basculer, de la romance guimauve à l’horreur pure, de la satire burtonienne au thriller gore. Comment faire écran aux propres horreurs que l’on commet ? Comment ne pas voir ce qu’on fait ? Par la fantaisie, fut‑elle arrimée à l’esprit d’un fou, par l’enchantement d’un petit monde où une tête pourrissante devient, grâce à la magie de la schizophrénie, une simple partenaire de rire et de conversation.
On pourrait croire, pour Satrapi, à un grand écart entre Persépolis (2007), premier coup d’éclat et film d’animation somptueux, et The Voices, film d’humour très noir, presque gore. Mais la frontière est plus tenue qu’il n’y paraît. Après tout, dans Persépolis, la jeune Marjane avait‑elle aussi appris à apprivoiser une réalité proprement insoutenable (les répressions des Mollah, les morts causées par la révolution islamiste en Iran, les exécutions), et inventer une manière toute personnelle de tenir à distance les infamies de la guerre. Marjane avançait ainsi à la lisère de la réalité et du conte, et passait au filtre de sa candeur ce qu’elle ne pouvait pas regarder en face.
Même chose pour Jerry, qui préfère l’illusion, le rose bonbon, et des animaux so cute qui jactent et défèquent sur le canapé en guise de protestation, plutôt que le spectacle cru de ses actes, le sang séché et les bouts de corps rangés dans des Tupperware. Le film ouvre, bien sûr, un véritable boulevard aux métaphores de tous poils : le crime est‑il l’impensé de cette petite vie colorée et formatée et le serial-killer son seul salut ? Où se loge vraiment la monstruosité, chez Jerry ou dans l’ADN de cette société débile qui ne produit que des Ken et des Barbie ? Parmi ces « voix » qu’il entend, Jerry finit par choisir son camp : celui du crime qui rend heureux, de Monsieur Moustache qui parle le langage du plaisir et de la vérité intime, contre la voix de Bosco, figure tristounette de la sagesse aveugle, du moralisme mou et de l’exonération à bon compte.