The Master
On pourrait décrire The Master, dernier opus du réalisateur de There Wil Be Blood, comme une vaste fresque historico‑biographique sur les débuts de la Scientologie, en Amérique, dans le sillage des années un peu désorientées qui ont suivi la Seconde mondiale. Mais ce biopic décalé emprunte autant au J. Edgar de Clint Eastwood qu’à Eyes Wide Shut, dans la façon dont pèse sur toutes ses images, la possibilité constante d’un déraillement de l’ensemble vers le fantastique, voire la folie.
Vétéran de guerre alcoolique et paumé, Freddie Quell ne carbure plus qu’à une seule obsession, celle des femmes, et son monde ressemble à un gigantesque test de Rorschach qui délire partout des sexes féminins. Le film s’ouvre sur un bateau, par les mouvements répétitifs d’une hélice imposante qui disent le tumulte intérieur de Freddie, la tempête qui menace sous ce visage osseux et agité (Joaquim Phoenix après quatre ans d’absence des écrans de cinéma). L’homme est borderline, instable, imprévisible, clandestin incurable d’une société qu’il tente, mais en vain, de réintégrer.
Et puis, survient une rencontre, avec Lancaster Dodd (Philipp Seymour Hoffman), un patriarche mi‑écrivain, mi‑gourou, le « Master » du titre et avatar de Ron Hubbard, qui propose à Freddie d’entamer avec lui et sa famille une croisière censée célébrer le mariage de sa fille. Freddie est le cobaye idéal : son désir de famille et de père (grand sujet des films d’Anderson), sa démarche de tortue malingre et voûtée, son manque d’assurance, font de lui la proie rêvée de Dodd qui, dans un premier temps, tente de lui appliquer les méthodes de sa Dianétique balbutiante. La naïveté contre la manipulation, l’art de l’endoctrinement contre celui de l’esquive, la programmation contre la dérobade (de ce point de vue, le film The Master parle aussi beaucoup de lui‑même et de sa volonté d’échapper constamment à ce qu’on attend de lui), le film de PTA séduit et déroute en même temps, par sa capacité, entre autres, à n’emprunter aucune des directions attendues (un biopic documenté sur la naissance d’une secte, un pensum à charge, façon Costa‑Gavras, sur les dangers de la scientologie, etc.).
Personne ne dira le contraire : The Master est un film splendide, souverain, un vaisseau fantôme qui semble venu d’un autre temps de l’histoire du cinéma, lorsque la puissance de l’auteur (au hasard, David Lean) et celle du système (Hollywood) marchaient encore de concert. Un film d’une ampleur dramatique et formelle fascinante (le film mélange le 35 mm et le 70 mm, format des grandes œuvres épiques), animé par des forces telluriques (voir la séquence d’ouverture) qui, plutôt que d’éclater plein cadre, agissent en sourdine, lézardent le récit au point de le faire tanguer sans cesse, entre le grotesque (la première partie) et le mélodrame, le huis clos Actor’s Studio (tous les face‑à‑face entre les deux acteurs) et le réalisme magique.
Ici, il est beaucoup question de disparitions et d’effacement, de fuites (la plus belle séquence du film : l’évanouissement, sur la ligne d’horizon, de la moto de Fred sous l’œil étonné de son maître) et d’échappées dans le temps (les séquences d’hypnose imaginées par Dodd/Hubbard et censées ramener le patient vers son passé douloureux).
Pourtant, si le film ne convainc pas totalement, c’est qu’il lui manque une colonne vertébrale, une direction souterraine pour structurer cet ensemble virtuose mais démembré. À force de chercher un point d’ancrage, on finit par errer sans but dans les arcanes de cet objet impeccable et maîtrisé, mais dépourvu d’issues.