The Grand Budapest Hotel
La (très) belle affiche de The Grand Budapest Hôtel et son hôtel en forme de pâtisserie géante plaquée sur un décor à la Friedrich, et donc très « Mitteleuropa », dit déjà beaucoup de la tonalité paradoxale du dernier film de Wes Anderson, jeune cinéaste américain attendu au tournant d’un parcours sans‑faute depuis Rushmore en 1998, mais dont le récent Moonrise Kingdom, pour attachant et maîtrisé qu’il fut, montrait des signes de stagnation.
Comme toujours chez Anderson, une fois ouvert (littéralement) le livre du film, se déploie un récit‑gigogne où s’entremêlent avec une incroyable fluidité les époques et les personnages, les lieux et leurs coursives, le tout tenu par un style visuel toujours aussi affirmé et d’une inventivité constante.
Tout part d’une mort suspecte ‑une milliardaire octogénaire dont le testament deviendra l’objet de toutes les convoitises‑, d’un hôtel flamboyant dressé au cœur d’une station thermale imaginaire d’Europe centrale, et d’un homme ordinaire, Monsieur Gustave (Ralph Fiennes), concierge tiré à quatre épingles et séducteur de vieilles dames fortunées qui, des années 1920 aux années 1940 ‑soit l’âge d’or de l’idée de l'Europe‑ régna en maître d’œuvre sur les lieux, lui et un jeune groom naïf, Zéro, juif et réfugié politique, dont il fera son alter ego.
Sur le mode du feuilleton, les péripéties s’enchaînent à vitesse grand V : vols d’œuvres d’art, complots, fusillades, évasions, poursuites, confréries secrètes… Une vie intense au sein de cet hôtel qui évoque aussi bien le palace berlinois de Grand Hotel (Edmund Goulding, 1932) que l’Overlook de Shining, et qui a incarné pendant vingt ans l’Europe des années folles et la prospérité, de l’insouciance et du luxe, avant que le voile ébène du nazisme ne la recouvre définitivement.
Pour Wes Anderson, The Grand Budapest Hotel pourrait faire office de film somme puisqu’on y retrouve par bribes aussi bien le petit train du Darjeling que l’architecture maison de poupée de La famille Tennenbaum, ou encore une séquence de poursuite filmée en stop‑motion façon Fantastic Mr Fox.
Mais c’est, de loin, dans le réagencement de ces éléments familiers que le film marque sa différence et une évolution importante, puisqu’Anderson, pour la première fois, brise la bulle un peu autiste de ses précédents films pour y faire entrer le vent de la grande (et sombre) Histoire, comme si dans le sanatorium de La montagne magique de Thomas Mann se jouait une version sucre glace et burlesque du To be or not to be de Lubitsch.
Il faudra attendre les dernières minutes du film et cette phrase admirable du narrateur pour qu’Anderson ‑très inspiré par les écrits de Stefan Zweig‑ livre la clé de cette humeur mélancolique et finalement, très sombre, qui irradie son récit et finit par prendre le pas sur tout le reste. Monsieur Gustave savait depuis longtemps que cette Europe était finie, mais n’a eu de cesse et d’élégance d’en maintenir malgré tout l’illusion.
The Grand Budapest Hotel navigue ainsi entre deux mondes, deux affects, deux couleurs opposées surtout, le rose et le noir, d’un côté un univers visuel cosy et enfantin, de l’autre, la noirceur des ténèbres fascistes et de la barbarie (des chemises noires, un vampire des Carpates, des milices inquiétantes). Il se pourrait bien que The Grand Budapest Hotel soit, pour l’heure, le chef‑d’œuvre de son auteur.