The Dark Knight : le Chevalier Noir
L'armure de Batman, créée par Bob Kane en 1938 et astiquée par Tim Burton en 1989, n’en finit plus de se noircir. De retour dans un épisode de 2h32 qui évoque plus une fresque coppolienne qu’un roller coaster pour mangeurs de pop‑corn assoupis, le Jocker aspire le récit vers les abîmes du chaos et théorise un monde hanté par la trouille du terrorisme, de l’horreur arbitraire et de l’apocalypse tranquille. Interprété par le jeune Heath Ledger (décédé juste après le tournage d’une overdose), le Jocker de Christopher Nolan, balafre rieuse sur les joues et répliques nihilistes à la pelle, supporte non seulement l’intégralité du film au point d’éclipser le mono‑expressif Christian (Batman) Bale, mais détermine son humeur.
Tourné à Chicago, The Dark Knight continue d’explorer les arcanes criminels de Gotham City, ville passée en deux films (Batman Begins et celui‑ci) du style néo‑baroque des années 1980 à la froideur géométrique d’une cité sous tension, en proie à une vague d’attentats meurtriers et d’assassinats en chaîne. État d’alerte, séquences de panique, hyperviolence du bonhomme, le Jocker s’invite dès l’ouverture du film afin d’en fixer les nouvelles règles. Un groupe de malfrats, flanqués de masques de clown, dévalisent une banque abritant l’argent sale de la pègre. Au terme de l’opération, l’équipe s’est autodétruite à l’exception d’un seul homme, le Jocker, qui fait irruption dans le récit et en réglera jusqu’au bout la trajectoire, les embardées et les accélérations.
Via l’escalade de la violence entropique et irrationnelle perpétrée par un psychopathe, qui doit autant à Mabuse le joueur qu’à Ben Laden le barbu, The Dark Knight enterre sur un mode tragique (un peu trop ?) un rapport au Mal pré‑11 septembre, et inaugure l’ère d’une menace indéchiffrable (pourquoi, comment, dans quel but… des questions qui ne traversent pas l’esprit du Jocker), et imprévisible. Fini le temps de la mafia et de ses morfalous en costards Soprano, fini le temps du Bien et du Mal avec chauve-souris au centre, le Jocker incarne d’emblée une menace nouvelle, amorale, gratuite, qui ne vise qu’à installer pour le plaisir (« Pourquoi autant de sérieux ? », ne cesse‑t‑il de répéter) le spectacle d’un chaos intégral. Face à lui, un flic aussi déterminé qu’impuissant (Gary Oldman), un procureur intègre qui finira défiguré par le désir de vengeance et notre héros capé, alias Bruce Wayne, lancé comme une boule de billard tonitruante mais impuissante sur le tapis de jeu du Jocker.
Un trio d’individus et de forces complexes qui atomise très vite le schéma type du comics movie (« very nice guy versus very bad guy ») pour un attelage étrange et plutôt réussi, entre franchise à honorer (mais aucun ludisme au cours des séquences d’action), génie du Mal et du troisième type pariant sur la part sombre des individus (formidable séquence cornellienne où les otages de deux ferries doivent choisir entre eux et les autres), et trois hommes déboussolés qui ne comprennent pas le principe de l’action démotivée. Ici, les intérêts permutent au fil des minutes. Les mains propres se salissent en un coup de téléphone, les héros de la Loi tombent de leur piédestal comme des mouches, les contre-attaques de Batman et consorts se transforment en opérations suicides.
Si l’on ne manquera pas, à raison, d’insister sur le fantôme du 11 septembre qui hante chaque recoin du cadre, le film de Christopher Nolan ne s’en tient pas à ce programme, devenu d’ailleurs omniprésent dans la fiction hollywoodienne récente, mais développe le paradoxe d’un super‑héros non pas impopulaire ou fatigué (souvenez‑vous de Hancock), mais profondément inadapté à un monde dont la logique lui est désormais étrangère. Batman s’efface à mesure que le Jocker se densifie, tente d’installer à sa place un héros légitimé par la Loi, patauge dans la boue, entre coups d’éclat ressemblant à des coups d’esbroufe et armada technologique ne lui conférant plus aucune supériorité tactique sur son adversaire solitaire. L’homme capé a beau faire vrombir sa moto lunaire ou sa rutilante Lamborghini, faire montre de sa puissance de feu et d’intimidation, il finit par ressembler à un pompier pyromane, soit la version catastrophe d’une Amérique qui se voudrait encore providentielle mais qui n’est plus qu’impuissante.