The Canyons
« Il s’améliore mais il est encore loin d’être bon. C’est un scénariste brillant mais sûrement pas le réalisateur le mieux à même de filmer ses propres scénarios. Quand on les confie à Martin Scorsese ou à moi, ses histoires décollent. Lorsqu’il les tourne lui‑même, ça devient lourd, intello, ça manque de chair, parce qu’il n’a pas de recul. Ce que j’aime dans ses films avant tout, ce sont les idées qui y sont développées, pas la façon dont il les fait vivre ».
Ces propos, sévères, de Brian de Palma, recueillis par Laurent Vachaud et Samuel Blumenfeld dans leur livre d’entretiens avec le réalisateur de Pulsions, illustrent assez bien la façon dont les films de Paul Schrader ont toujours été reçus, comme des promesses non tenues, des sujets forts mais abandonnés à mi‑parcours, des tentatives salutaires de briser certains des tabous de la société américaine mais une difficulté à exploiter par la mise en scène les ressources dramatiques.
Paul Schrader a signé quelques‑uns des scénarios les plus forts de la fin des années 1970, qu’il s’agisse de Taxi Driver, de Yakuza ou du méconnu mais remarquable Rolling Thunder de John Flynn, avant de passer derrière la caméra en 1978 avec Blue Collar, pamphlet désenchanté sur le monde du travail et des ouvriers américains. Suivront notamment le formidable Hardcore puis American Gigolo en 1980, son plus grand succès, objet disco et janseniste, où, à travers le parcours d’un adonis californien interprété par Richard Gere, s’exprimait le combat schraderien entre un puritanisme revendiqué et un fort désir de transgression.
Le nom de Paul Schrader évoque immanquablement la violence, la souillure et la rédemption. Une trinité sombre et profondément américaine que ce calviniste de formation, amoureux de la culture européenne et du spiritualisme asiatique (il a écrit deux études critiques sur Bresson et Ozu), a déclinée dans tous ses films jusqu’au récent The Canyons, drôle d’objet éthéré sorti cet été en vidéo.
Depuis sa mise en chantier, la rumeur a enflé autour de ce projet étrange et sulfureux, où allaient se croiser l’auteur d’American Psycho, l’ex‑star déchue et ravagée de la firme Disney (Lindsay Lohan, convaincante) et une jeune star hype du X américain (James Deen, nul). Le résultat est plus déroutant que décevant, à l’image de cette magnifique séquence d’introduction qui alterne des photos de cinémas en ruines, à la manière d’un programme (le cinéma est mort, et après ?) qui irrigue (trop ?) secrètement le film.
The Canyons est en effet hanté par des fantômes de cinéma qui s’avèrent infiniment plus passionnants que ce que raconte son scénario, soit un chassé‑croisé pervers entre deux couples qui se croisent, couchent ensemble, s’envoient des textos, s’espionnent via Facebook et débitent des propos sans intérêts. Si le romancier et scénariste Bret Easton Ellis nous ressert une version réchauffée et anémique de Moins que zéro, la mise en scène de Schrader, sous influence de David Lynch, traque sous le vernis de cette banalité post‑moderne plutôt affligeante des formes d’inquiétude et de dérèglement dont on aurait aimé qu’elles finissent par s’imposer : une vision de Los Angeles digne de Wild Palms, un camion qui menace de foncer sur une terrasse de restaurant avant de reprendre sa route sans que personne n’y ait prêté attention, un sentiment de paranoïa diffuse et une séquence de fin, aussi étrange que frustrante. Comme si Schrader avait cherché sans le trouver l’événement total qui aurait mis un terme à ce monde d’après la catastrophe politique et culturelle.