The Beatles : Get Back
Janvier 1969, les Beatles sont à bout de souffle. Naviguant à vue depuis le décès de leur manager Brian Epstein, bousculés par l’enregistrement tempétueux du White Album, le groupe cherche à rebondir et à combler la distance qui se creuse entre ses membres. Malheureusement, c’est dans un projet façon usine à gaz que le groupe se lance : composer et enregistrer un album en un mois sous les yeux et la caméra du réalisateur Michael Lindsay‑Hogg, puis jouer cet album en concert à la fin janvier, ce que les Beatles n’avaient pas fait depuis trois ans.
Commence alors un mois tempétueux, donnant à voir un groupe profondément divisé, se déchirant puis se rabibochant pour finalement jouer un bref concert sur le toit de leur maison de disques, Apple, en plein Londres. L’album tiré de ces sessions, Let It Be, ne verra le jour qu’un an plus tard, après la séparation effective du groupe et la sortie de son véritable dernier album, Abbey Road. De ces heures de rushs, un film sera tiré, intitulé lui aussi Let It Be, sorti au cinéma en mai 1970. Un documentaire imparfait et mélancolique qui ne gardait de cette aventure que des querelles et des captations du groupe en live.
8 heures de doc en toute sincérité et simplicité
C’était donc un projet attendu de longue date par les fans du groupe que celui dans lequel s’est lancé Peter Jackson dès 2017 : reprendre les quelque 60 heures filmées pour le projet et en proposer un nouveau montage, complémentaire à Let It Be (n’utilisant dans la mesure du possible pas de séquences du documentaire original), mais également plus complet et plus honnête.
D’abord pensé pour être un long métrage de cinéma (il sortira toutefois en Imax le 23 février 2022 dans les salles idoines), le projet est secoué par la crise sanitaire et devient finalement une mini‑série (on reconnaît bien là l’impossibilité de Jackson de faire court) intitulée Get Back et proposée en trois parties sur Disney+ fin novembre 2021. Un projet qui résume bien l’aura intacte qui entoure toujours les Beatles : quel autre groupe aujourd’hui pourrait faire l’objet d’une série documentaire de 8 heures qui se concentrerait uniquement sur l’enregistrement d’un de ses albums les moins acclamés ? Le résultat est une merveilleuse réussite qui ravira les fans les plus acharnés des Beatles, mais saura aussi captiver ceux qui veulent voir un groupe légendaire à l’œuvre, en toute sincérité et simplicité.
Une capsule temporelle
Il y a quelque chose de vertigineux à voir ces images, vieilles d’un demi‑siècle, restaurées avec un soin tel qu’on dirait qu’elles ont été tournées avant‑hier. S’appuyant sur les technologies de restauration par ordinateur qu’il avait déjà utilisées pour son documentaire They Shall Not Grow Old sur la Première Guerre mondiale (et qui ont pour seul défaut de parfois lisser l’image de manière artificielle), Jackson réussit à inviter le spectateur dans l’intimité du groupe, nous donnant peut‑être le plus précieux des cadeaux possibles : passer du temps en studio avec les Beatles, être là en 1969 pendant que ces quatre légendes passent leurs journées à répéter leurs morceaux, mais aussi discuter, blaguer, s’engueuler…
La durée du documentaire joue pour beaucoup dans cette impression de capsule temporelle. Il ne s’agit pas juste d’enchaîner les éléments marquants au pas de charge, mais de se laisser le temps d’absorber l’ambiance variable de ces sessions. Une indulgence qui épuisera certains spectateurs au bout de la dixième version de travail de Don’t Let me Down ou de Two of Us. Mais c’est aussi une vision du réel qui nous est proposée : composer un album et le jouer est un processus long, répétitif, épuisant. Et il y a de quoi être hypnotisé à voir ces quelques morceaux évoluer avec le temps, émerger parfois de nulle part (incroyable séquence où Paul McCartney compose devant ses camarades à moitié endormis le morceau Get Back à la basse), être appris et déchiffrés par les autres membres du groupe.
George Harrison claque la porte
Mais Get Back n’est pas qu’une histoire de musique. C’est aussi le récit d’un groupe naviguant en eaux troubles, moins d’un an avant sa séparation effective, que Jackson arrive à illustrer grâce à un montage parfaitement mené. L’histoire d’une bande de potes qui s’aiment mais se sont peut‑être un peu trop vus. Au début du projet, dans les studios de cinéma de Twickenham à l'acoustique déplorable, la tension plane face au désordre affiché du projet. Mal installés, consultés sans cesse pour donner une direction au projet (avec un Michael Lindsay‑Hogg lunaire, persuadé que le groupe devrait filmer son concert final en Libye après une croisière de deux semaines avec ses fans !), les Beatles semblent mal à l’aise, incapables de se concentrer et se perdant dans des improvisations comme pour tuer le temps.
Un premier acte qui n’est pas sans moments de franche rigolade (principalement grâce à un Lennon à la verve affutée), mais qui se conclut tout de même par le départ du groupe de George Harrison, que le spectateur ne peut ressentir que comme une conclusion logique face à ses frustrations et son incapacité à captiver ses camarades avec ses propres morceaux (séquences terribles où Harrison présente son morceau I me Mine dans un désintérêt général, ou quand il essaie de faire apprendre son légendaire All Things Must Pass aux autres, titre qui ne sera incompréhensiblement pas retenu par le reste du groupe). Ce départ met Lennon et McCartney face à leurs responsabilités, mises en lumière dans une passionnante conversation inédite, enregistrée entre les deux artistes par un micro caché !
En point d'orgue, le concert en split screens
Après le retour d’Harrison, le groupe quitte Twickenham et s’installe dans le sous‑sol de sa maison de disques Apple pour la suite du mois. S’ouvre alors une période bien plus heureuse et sereine, montrant le groupe reprendre confiance en lui. Les sourires sont fréquents, les morceaux avancent, le studio s’anime et devient un petit microcosme de création et d’inspiration, à taille plus humaine.
Autour du groupe, une petite constellation de personnages virevolte : Yoko Ono lit des livres, Linda Eastman photographie le groupe et ramène sa fille, le producteur Glyn Johns s’active avec enthousiasme aux manettes tandis que le roadie Mal Evans est au four et au moulin. La plus belle addition au casting est le claviériste américain Billy Preston, qui rejoint le groupe vers la fin du mois. Affichant un sourire radieux d’un bout à l’autre, il vient poser quelques lignes de piano électriques mémorables sur des titres comme I’ve Got A Feeling et apaise clairement les relations dans le groupe.
Peu à peu, un album se crée dans une bonne humeur contagieuse, même si les nuages ne sont jamais très loin. À la fin du mois, devant choisir quelle finalité donner à toute cette entreprise, le groupe décide d’organiser un bref concert sur le toit de son immeuble, jouant face à un public londonien plutôt étonné (et parfois agacé !) ses nouveaux morceaux. La dernière apparition live des Beatles, que Peter Jackson nous propose de vivre en temps réel via des split screens pour nous donner tout à voir : les Beatles qui jouent à merveille, les badauds qui écoutent dans la rue, et la police londonienne qui vient frapper à la porte pour demander l’arrêt de ce tapage. Une farce pop jubilatoire montrant un groupe heureux, jouant avec une énergie incroyable (ce n’est pas pour rien si plusieurs morceaux du live trouveront finalement leur place sur l’album Let It Be), et un très beau point d’orgue au documentaire.
Foisonnant, bourré de vie et de musique, Get Back est un absolu miracle et un des plus beaux cadeaux jamais fait aux fans des Beatles et de pop music en général. Brillamment monté et remarquablement restauré, le documentaire de Peter Jackson est non seulement une incroyable page d'histoire, mais aussi un récit sans fards ni sensationnalisme qui donne à voir de la grande musique au travail, des amitiés qui s'effilochent et des gamins qui passent non sans heurts à l'âge adulte.