Taking Off
De tous les cinéastes européens venus à la fin des années 60 (Demy, Varda, Antonioni, Boorman) profiter du vent nouveau qui soufflait alors à Hollywood, Milos Forman, contraint de quitter la Tchécoslovaquie après le Printemps de Prague, fut l’un des seuls à ne pas chausser les bottes, alors confortables, de la contre‑culture et de cette jeunesse « marijuanée », désireuse d’en découdre avec « le système ». Les utopies révolutionnaires, la récupération des énergies contestataires, la versatilité des alternatives politiques…, Forman connaît ça par cœur et Taking Off, son premier film américain, ne tombe pas dans le piège de la célébration béate de la génération Flower Power.
Quatre ans avant Vol au‑dessus d’un nid de coucou qui fera de lui un poids lourd du cinéma hollywoodien, Forman prolonge avec Taking Off la veine des satires sociales qu’il avait réalisées dans son pays d’origine (Les amours d’une blonde, Au feu les pompiers !), et braque sa caméra sur la middle class new‑yorkaise du début des années 70. D’un côté, une adolescente mutique, qui fréquente la jeunesse d’alors, va et revient dans un appartement familial où tout échange semble rompu ; de l’autre, ses parents (Buck Henry, version frêle et moins grimaçante de Jack Lemmon, et Lynn Carlin, l’héroïne de Faces) qui, au fil d’expériences rocambolesques, tentent d’établir un dialogue avec cette nouvelle génération dont ils ont perdu les clés.
Forman ne choisit pas son camp mais place sa caméra à équidistance des deux, croquant avec une tendresse goguenarde les contradictions des uns et des autres, qu’il s’agisse de ce chanteur contestataire qui finit par engraisser la société qu’il dénonce grâce aux royalties pharaoniques qu’il perçoit, ou de ces adultes incapables de faire la différence entre une petite prise de liberté et une fugue (à moins qu’ils aient trop vu les films de Nicolas Ray…).
Caustique, bienveillant, délicat et parfois burlesque, Taking Off navigue, sinon à contre‑courant, en tout cas en marge de l’humeur de l’époque, puisqu'à côté de ces auditions où défilent des dizaines de nouvelles stars brassant, guitare à l’épaule et chevaux embroussaillés, les pires clichés de la folk song engagée, les parents, eux, s’affranchissent comme des grands du carcan qui les oppresse et s’initient à l’occasion d’une séquence mémorable à la fumette, afin de mieux comprendre ce qui trotte dans la tête de leurs chérubins.
Forman renvoie ainsi dos à dos deux modèles qu’une cotte de maille oppose : les libertaires fabriquant malgré eux les outils de leur aliénation, et les conservateurs, découvrant les vertus du desserrement de boulons. Sinon, pour les amateurs d’apparitions surprenantes, Kathy Bates en Joan Baez joufflue, Jessica Harper (première audition quatre ans avant Phantom of the Paradise) et la (déjà) tigresse Tina Turner.