Take Shelter
Take Shelter, littéralement « se mettre à l”abri ». Mais de quoi ? Pour Curtis LaForche, ouvrier sérieux, mari aimant et père modèle d’une petite fille sourde et muette, la menace provient des cauchemars qui l’empêchent de dormir.
Des cauchemars de fin du monde, d’invasion de son home sweet home par des hordes de silhouettes peu amènes, de visions traumatisantes qui surgissent au cœur d’une réalité banale (des oiseaux menant une danse étrange qui ressemble à un test de Rorschach), de situations banales qui virent à l’horreur brutale et irrationnelle. Curtis en est convaincu : une tempête va s’abattre sur sa maison.
Il a beau chercher dans son passé l’origine de ses maux (une mère schizophrène), se rendre chez un psy afin de soigner sa maladie et lutter de toutes ses forces contre ces images anxiogènes, rien n’y fait. Curtis s’enfonce dans la folie et provoque peu à peu l’implosion de la cellule familiale. Mais un doute subsiste que le film maintient jusqu’au dernier plan : Curtis est‑il fou ou bien devin ? La catastrophe qu’il pressent est‑elle le signe d’un dérèglement intérieur ou la prémonition d’un effondrement global, dont lui seul aurait l’exclusivité ?
Après Melancholia, voici l’autre magnifique film de fin du monde de l’année 2011. Take Shelter parvient ‑et de là, se déplie toute sa réussite‑ à articuler la (sur)vie prosaïque d’une famille de blue collars à l’ère de la crise économique, et la puissance d’une menace abstraite et indéfinie. On l’aura compris, la nature du déchaînement climatique, cette inconnue scénaristique qui aimante l’ensemble des séquences, cristallise tout ce qui plombe l’Américain moyen, le cercle vicieux des petits emprunts, l’accumulation des factures à payer, la précarité des emplois et la possible maladie.
Et si, au fond de lui, Curtis désirait l’apocalypse afin d’en finir avec une petite vie de travailleur devenue intenable ? Mais Jeff Nichols, cinéaste indépendant américain dont voici le deuxième film (Shotgun Stories), prend son temps avant de faire vaciller le monde de Curtis, formidablement interprété par Michael Shannon, déjà victime d’un scénario paranoiaque dans le Bug de William Friedkin et tourmenté dans Boardwalk Empire de Scorsese, et Jessica Chastain (la révélation de Tree of Life), impeccable dans le rôle d’une femme tendre qui, par amour, finira par épouser le délire millénariste de son mari.
Le cinéma de Malick hante d’ailleurs chaque plan de Take Shelter, extension surnaturelle de l’autisme des ados criminels de La ballade sauvage. Mais ici, la nature ne constitue pas le refuge caché d’un secret religieux à découvrir, plutôt la tapisserie inquiétante d’un avenir indéchiffrable (voir Curtis, l’œil inquiet tourné vers les nuages et sa petite fille, qui rappelle celle de Poltergeist, scrutant dans le ciel le visage collé à la vitre).
La première partie de Take Shelter emprunte la voie de la chronique sociale et dépeint à merveille le quotidien d’une famille soudée mais économiquement fragile, et qu’un rien (des cauchemars par exemple) pourrait faire voler en éclats. Scénario intelligent (l’état d’esprit post‑Lehman and Brothers radicalisé jusqu’au fantastique), assez retors même, puisqu’à force de vouloir protéger les siens (s’endetter pour construire un abri souterrain, référence biblique au puits de l’abîme du chapitre des Révélations ?), Curtis précipite la faillite intime et financière de son foyer. Un film et un cinéaste (dont le prochain film, Muds, est présenté à Cannes) à suivre de (très) près.