Taj Mahal
Ces derniers temps, les récits des rescapés des attentats, et singulièrement ceux du Bataclan, ont saturé l’espace médiatique, tandis qu’une poignée de vidéos amateur montrant l’extérieur de la salle de concert, toujours les mêmes, tournaient en boucle sur les chaînes d'info et les réseaux sociaux. Mais de la même façon qu’il a fallu attendre mars 2002 et le film des frères Naudet pour voir, enfin, le contrechamp intérieur de la chute des tours de New York, Taj Mahal se situe intégralement du côté des victimes, d’une victime, Louise (Stacey Martin, la jeune Charlotte Gainsbourg dans Nymphomaniac), en vacances avec ses parents à Bombay et qui, au moment de l’attaque de son hôtel par un groupe de terroristes, se réfugie dans sa chambre et tente d’y survivre.
À partir du témoignage d’une rescapée de l’attentat de Bombay en 2008, Nicolas Saada, dont c’est le deuxième long métrage, a fabriqué l’image manquante de la terreur aveugle et moderne, une offrande salutaire faite aux victimes dont le point de vue fait toujours défaut, en même temps qu’un antidote à ces images d’actualité qui, à leur corps défendant, adoptent plutôt la position du spectacle et des agresseurs (l’extérieur, la panique, la précipitation, les cadavres). Ici, les assassins sont réduits à des silhouettes, des sons, des bruissements, une fumée menaçante, soit une entité abstraite digne d’un brouillard carpenterien qui hante les couloirs de l’hôtel.
La première partie du film se cale sur le pas presque lunaire de Louise et sa manière d’être dans le monde sans y appartenir vraiment, de flotter au‑dessus de lui, de le tenir à distance. Entre son appareil photo et ses fétiches protecteurs (la vision d’Hiroshima mon amour sur un écran de télé, la lecture de Foucault), Louise est une figure de l’innocence, de la légèreté, qui en une nuit et au terme d’un huis clos éprouvant, troque l’insouciance de Peter Pan pour la mélancolie du survivant.
Grâce à une mise en scène précise et inspirée, Taj Mahal montre combien l’ampleur d’une action, la tension dramatique d’une séquence, ne se mesure pas forcément à la quantité d’explosions ou à l’immensité des espaces à parcourir. Lorsque le hors‑champ létal d’une chambre d’hôtel menace à tout moment de faire irruption dans le plan, passer d’une porte à une fenêtre, pourtant toute proche, se glisser simplement sous son lit, ou bien atteindre une batterie de téléphone située à quelques mètres, devient une aventure en soi. Tout est question de perception et donc d’échelle et, sur un registre totalement différent, on pense à L’homme qui rétrécit de Jack Arnold et la façon dont un événement exceptionnel recalait soudainement le monde d’un homme sans qualités à un niveau insolite de proportions et de visions. On se souvient aussi comment, dans Word Trade Center, Oliver Stone avait choisi d’adopter en partie le point de vue d’un policier coincé dans les décombres des tours et comment son univers, soudainement, rapetissait.
La dernière séquence du film, celle du retour à Paris, au calme, à la vie ordinaire et à ses terrasses d’avant le mois de novembre, pourrait, à tort, sembler superflue. Mais il n’en est rien. L’effet de symétrie avec l’ouverture du film fonctionne comme une rime nécessaire et détient peut‑être le secret du projet de Saada. De loin, tout ressemble, la déambulation, la sérénité apparente, le désaccord subtil de la jeune femme à son milieu, mais au fond, tout dissemble. Car entre les deux, Louise a vécu l’horreur, l’angoisse, elle a éprouvé le poids inestimable de la survie et, telle l’Alice de Carroll, a côtoyé l’envers mortifère de son siècle.
De retour chez elle, la jeune femme n’est plus la même. Elle a profondément vieilli. Sa ville, son home sweet home, ressemblent désormais à une terre vaguement étrangère. C’est elle qui a changé, son innocence s’est évaporée en Inde, et la voici debout, forte et affaiblie par cette expérience hors-normes, un précipité de réel qu’elle devra apprivoiser, à défaut d’en faire le deuil.