Stop Making Sense
Il y a des tas de concerts filmés qu'on ne conseillerait à personne. Des prestations tournées à la va‑vite, réservées uniquement aux fans enthousiastes qui seront les seuls à tirer quelque chose de ces souvenirs distants de live déconnectés de la chaleur de la scène. Et puis il y a Stop Making Sense. Flottant au‑dessus de la masse depuis 1984. Un film dont l'intelligence et l'énergie sont absolument inégalées dans l'histoire de la musique sur pellicule. Et il ne s'agit même pas d'être spécialiste des Talking Heads pour l'apprécier, bien au contraire : à part si vous avez une aversion profonde pour le rock arty américain des années 80, tout le monde verra sûrement son cœur battre aux tempos des tubes groovy qui s'enchaînent le long de ce show impeccable, que le réalisateur Johathan Demme a su capter à la perfection.
Nous sommes en 1983. Ils ne le savent pas encore, mais les Talking Heads viennent de sortir leur dernier grand album, Speaking in Tongues. Celui‑ci vient conclure une période de vive créativité débutée en 1977 et qui a culminé en 1980 avec Remain in Light produit par Brian Eno, un des albums les plus singuliers et brillants du post‑punk new‑yorkais. Lancé dans une grande tournée (qui sera leur dernière), le groupe travaille alors avec Jonathan Demme (alors empêtré sur le tournage de Swing Shift et ne pense même pas encore à ses futurs films cultes Le silence des agneaux et Philadelphia) pour retranscrire en images ses prestations de l'époque avec une seule consigne : de la musique, rien que de la musique. Pas d'interviews, pas d'images en coulisses, très peu de plans sur le public, mais le pari d'un film qui réussirait à capter l'attention des spectateurs par le show, comme s'ils étaient bien présents, cet automne‑là, au Pantages Theater à Hollywood. Multipliant les angles, les prises de vues, proposant un montage dynamique et audacieux (signé par Lisa Day), Stop Making Sense ne ressemble à aucun autre live, osant les longs plans sur les nombreux musiciens accompagnant le groupe, laissant les caméras se glisser sur scène pour quelques zooms fascinants, donnant à voir l'anodin et le grandiose dans un équilibre parfaitement dosé. Chaque morceau est l'occasion d'une idée, d'un concept, qui vient en permanence relancer l'expérience live.
Mais la magie du film a aussi beaucoup à voir avec le show que les Talking Heads avaient alors monté à l'époque, qui était lui aussi très intéressé par le détournement du concert rock traditionnel. C'est ainsi sur une scène entièrement vide qu'arrive le chanteur David Byrne au lever de rideau, avec une guitare acoustique et une petite radio. « J'ai une cassette que je veux jouer » annonce‑t‑il, alors que débute une petite boîte à rythmes rachitique. Il se lance alors dans une version sèche du tube Psycho Killer, déambulant seul et tenant toute la salle dans le creux de sa main. Derrière lui, peu à peu, des techniciens commencent à apporter d'autres instruments. Un membre le rejoint, puis un autre. En l'espace d'une demi‑douzaine de morceaux, c'est le groupe lui‑même qui semble se construire, gonfler, prendre de la force et de la puissance. Une ouverture crescendo qui ne retombe pas, même lorsque le groupe est à son complet (neuf personnes sur scène au total). Au contraire, c'est une succession de morceaux diablement dansants et funky que livre alors le groupe, piochant dans sa discographie pour offrir des versions de Burning Down the House ou Once in a Lifetime qui dépassent celles des albums studio. Showman improbable, David Byrne se déhanche comme un diable malgré son look (cultivé) d'expert‑comptable, passant de l'intensité déchaînée à des moments de poésie suspendus, comme sur This Must Be the Place (Naive Melody) où il se lance dans une danse romantique avec un lampadaire. À ses côtés, la grande Tina Weymouth se déhanche au rythme de lignes de basses incendiaires tandis que le guitariste Jerry Harrison et le claviériste Bernie Worrell (de Funkadelic) remplissent chaque titre de petites mélodies ingénieuses.
Éclairages, projections, costumes (la fameuse « fat suit » de Byrne, costard‑cravate XXL disproportionné dans lequel son corps semble disparaître), chorégraphies athlétiques : le show est millimétré mais ne perd jamais de sa spontanéité, donnant des fourmis dans les jambes d'un bout à l'autre de ses 90 minutes, même plus de 35 ans après sa sortie. Indémodable et toujours aussi avant‑gardiste, Stop Making Sense est le mètre‑étalon de ce qu'est un concert filmé. Et malgré de belles tentatives depuis, il reste inégalé dans le genre. Voilà ce qui arrive quand la barre est placée trop haut.