Steve Jobs
Contrairement au précédent biopic consacré au gourou d’Apple, une version molle et hagiographique emmenée par le fadasse Ashton Kushter, Steve Jobs dresse un portrait acide, et parfois glaçant, de celui qui depuis sa disparition en 2011, fascine l’industrie hollywoodienne. Pourquoi un tel engouement pour un homme qui, après tout, ne fut ni une légende du rock ou du cinéma, ni un mathématicien de génie, ni une grande figure de l’Histoire politique, mais un entrepreneur talentueux que la légende et un sens exceptionnel du marketing ont transformé en visionnaire ? Lui, Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, Bill Gates et bientôt d’autres chefs d’entreprise hype, seront-ils les modèles que les studios mettront en avant ? Construit en trois grands bloc (le lancement du Mackintosh en 1984, Next, l’aventure ratée, et la naissance de l’IMac), le film de Danny Boyle se concentre exclusivement sur les coulisses de ces grands messes Apple devenues célèbres. Déjà auteur du scénario de The Social Network, Aaron Sorkin reprend le principe d’un film cérébral, plutôt froid, qui enchaîne des tunnels de dialogues et des parties d’échecs entre une poignée d’individus : Jobs, sa fidèle assistante (Kate Winslet), les amis des débuts, sortes de geeks que Jobs a fini par mépriser, et un journaliste du Time, interprété par le génial John Ortiz ici sous-employé. Dans sa loge, occupée à recevoir ses collaborateurs et une famille qu’il tient à distance, ou sur scène, à régler en démiurge d’infimes détails de son show (la voix « Hello » qui ne veut pas sortir de sa progéniture au début du film), Jobs vit dans sa bulle, indifférent aux autres et au monde qui l’entoure. Visiblement à l’étroit dans ce terrain de jeu qui l’empêche de déployer son goût de l’épate et de la flamboyance chromo, Boyle se cale sur le pas sec de son héros et tente de réinjecter un peu de cet affect qui intéresse si peu Sorkin. Comme pour atténuer le portrait peu avenant du bonhomme, dépeint comme un individu autiste, mégalomane, sadique et qui mettra vingt ans à reconnaître sa propre fille, Boyle tente de faire émerger, mais de façon artificielle, un Rosebud de circonstance (le type est peu fréquentable, certes, mais il y a une raison secrète à cela), une faille, une scène primitive qui expliquerait cette remarque terrible que lui lance pour conclure Steve Wozniak, ce vieux compagnon de route qu’il n’aura cessé d’inférioriser, « on peut être doué et humainement valable ». Pourtant, le film laisse entrevoir, mais trop tard, ce qui aurait pu constituer son passionnant sujet, soit le détournement pervers de la rhétorique contre-culturelle des années 1960 et 1970 au profit de la marchandisation et de la consommation de masse ? Le récit touche à son terme lorsque le 6 mai 1998, quelque secondes avant le lancement de l’Imac, point de départ d’un raz de marée Apple qui n’a pas cessé depuis, Steve Jobs fait son entrée en scène. Derrière lui, défilent sur un écran des icônes diverses (Ali, Einstein, Picasso Dylan, M. Luther King), tous rattachés au slogan de la firme, « Think Different ». Comment un homme qui a pensé l’un des produits phares de ces vingt dernières années, a-t-il fait pour transformer cette foule de clients en un parterre de disciples ? Comment lui et Apple ont-ils réussi à politiser le Mac au point d’en faire un icône de l’avant-gardisme et des révolutions esthétiques ? Par quel tour de magie, le capitalisme parvient-il à nous faire croire qu’acheter un produit de consommation est un acte citoyen, politique, voire même protestataire ?