Shut up and Play the Piano
Pianiste discret, rappeur expansif, producteur touche‑à‑tout, personnage provocateur : c'est à une insaisissable liste de contradictions que s'attaque le documentaire Shut up and Play the Piano consacré au musicien canadien Jason Beck, plus connu sous le pseudonyme Chilly Gonzales, dont la carrière déjà longue de deux décennies semble ne jamais tenir en place, avec le pas de côté et l'inattendu pour unique constante.
Révélé à Berlin à la fin des années 90 aux côtés de sa compatriote Peaches avec une série d'albums de hip‑hop alternatif braillards (en tête The Entertainist), Chilly Gonzales avait surpris son monde en 2004 avec le bien nommé Solo Piano, où son étiquette de MC provocateur laissait place à celle de pianiste silencieux, héritier d'Erik Satie. Un équilibre entre classicisme et irrévérence qu'il poursuivra ensuite aussi bien en solo qu'en invité sur de nombreux disques d'amis (de Daft Punk à Feist en passant par Jarvis Cocker ou Drake), se cachant en permanence derrière un personnage surjoué de musicien mégalomane à la langue bien pendue.
Mais face à cette œuvre foisonnante et hétérogène ne demandant qu'à être décryptée, le documentaire du journaliste Philipp Jedicke s'égare pourtant très rapidement dans une série de choix étranges et de tristes maladresses. Sous prétexte de chercher à tout prix à être au diapason de son sujet, Shut up and Play the Piano (on remarquera au passage la référence au Shut up and Play the Hits de LCD Sound System) tente ainsi de surprendre à tout bout de champ, proposant par exemple d'embarrassantes séquences de reconstitutions façon docu‑fiction de la jeunesse de l'artiste ou de son travail en studio. De tous les plans, Chilly Gonzales semble lui‑même avoir beaucoup trop droit à la parole sans pour autant que ses propos n'apportent grand‑chose, préférant trop souvent le bavardage nombriliste (voir sa diatribe contre les journalistes musicaux suivie d'une surréaliste séquence où il cherche à recruter un imitateur parmi ses fans pour aller faire les interviews à sa place). Et même si les intervenants extérieurs, souvent plus intéressants, peuvent offrir de beaux éclairages (Feist par exemple, sur le côté très jaloux et autoritaire qui effleure déjà naturellement du personnage), d'autres se contentent de nous confirmer que, si si, Chilly Gonzales est un vrai génie.
Mais le drame de Shut up and Play the Piano, c'est qu'il ne révèle rien de cela. Pire, il ne fait qu'exacerber le flou. Là où tant de documentaires musicaux donnent ne serait‑ce qu'une brève pulsion d'aller à la rencontre d'une œuvre ou d'une force créatrice, celui‑ci semble incapable de mettre en lumière le talent de son sujet, laissant la curieuse impression d'être face à une pure imposture. De l'homme ou du musicien, on ne saura finalement rien de plus le long de cette heure et demie qui semble trop souvent estimer que nous faire entendre dans leur jus des paroles de morceaux suffit à déchiffrer l'artiste qui se cache derrière.
Confiné ainsi dans l'observation lointaine, le patchwork d'archives qui baladent le néophyte sans repères et le récit chronologique présenté sans véritable commentaire, le documentaire ne semble jamais réussir à percer l'épaisse carapace de Jason Beck, ne nous offrant une fois de plus que Chilly Gonzales dans toute son artificialité, ressassant des provocations qui semblent bien puériles au bout du compte (certaines vidéos de la période berlinoise sont absolument pathétiques à ce titre) et n'expliquant jamais le cœur de son art. Pour les fans, il y aura sans doute du plaisir à vagabonder en terrain connu. Mais pour les autres, difficile de trouver grand‑chose à garder de ce portrait paresseux, complaisant et froid qui ne porte que trop bien son nom.