Saint Laurent
Paris, 1957. À seulement 21 ans, Yves Saint Laurent (Gaspard Ulliel, formidable) assure la direction artistique de la prestigieuse maison Christian Dior, décédé prématurément. Son premier défilé amorce les prémisses d’un talent qui bousculera à jamais les conventions figées de la haute couture. Avec Pierre Bergé (Jérémie Rénier), son compagnon jusqu’à la mort, il ouvre sa propre maison de couture.
Aux antipodes du biopic plus académique de Jalil Lespert sorti peu de temps auparavant et plus ou moins approuvé par Pierre Bergé, le Saint Laurent de Bertrand Bonello (L’Apollonide, Le pornographe) choisit la décennie qui précède au désenchantement. 1967‑1976 : catapulté au sommet de sa carrière alors qu’il n’a même pas 30 ans, Saint Laurent, monomaniaque, introverti, hermétique à l’ordinaire, souffre d’un désir boulimique de création qui le pousse dans les affres de la subversion.
Certes, le prince délicat de la mode a introduit le tailleur masculin et les premiers mannequins de couleur, mais Bonello s’empare du champ créatif ‑les défilés ovationnés, l’atelier de confection illuminé‑ comme d’un rempart anecdotique à l’autre dimension du créateur, ténébreuse et secrète. Sa rencontre avec son amant viscontien Jacques de Bascher (Louis Garrel) l’enchaînera douloureusement à ses démons intérieurs. La brillante séquence melvillienne, dans laquelle un nid de serpents s’enroule autour de son corps alangui, expose aussi bien sa décadence christique qu’elle n’érige sa nature primitive. Celle‑là même qui sexualise sa descente aux enfers, à chacune de ses expériences limites dans les bas‑fonds underground de la capitale.
L'utilisation du split‑screen obéit à son tour à l’essence shizoïde du créateur : d’un côté les cahots de la société européenne (Mai 68, l’Irlande du Nord, l’invasion de la Tchécoslovaquie), de l’autre, un défilé de mannequins étrennant des modèles échappés de l’imaginaire Saint Laurent. Ainsi, le monde se donne à voir sous un jour mouvementé mais inexorablement bloqué dans sa fonction documentaire.
Le contexte historico‑politique de l’époque ne peut donc qu’investir un champ en totale déconnexion avec un espace de création joignant la beauté à l’éphémère. L’actualité d’un côté et cet art de l'autre, la mode, qualifié par le couturier de mineur, cohabitent mais n’interagissent jamais. Comme si, derrière les volutes des clubs fréquentés où déambulant entre les objets d’art et les sculptures de sa collection personnelle, Saint Laurent avait choisi de s’extraire du temps, de s’engouffrer dans des limbes épineuses, en attendant qu’un exotisme fugace n’envahisse une ultime fois la salle de défilé. Bien plus qu’un biopic, une parcelle de vie hallucinatoire et vertigineuse.