Road Diary : Bruce Springsteen & The E Street Band
Ne lui parlez pas de tournée d'adieux ! Même s'il a soufflé ses 75 bougies en septembre dernier, Bruce Springsteen n'a aucune envie de tirer sa révérence et d'arrêter de donner des concerts à travers le monde. Accompagné par son inséparable E Street Band qui ne l'a jamais quitté depuis un demi‑siècle, le Boss continue donc d'écumer les stades, ayant lancé en 2023 une grande tournée après six ans d'absence, Covid oblige, laquelle continuera jusqu'à mi‑2025, si tout va bien. Et ce sont les dessous de celle‑ci que propose de découvrir le documentaire Road Diary, depuis les premières répétitions jusqu'aux foules qui chantent à tue‑tête, sous la direction de Thom Zinmy, collaborateur de longue date ayant déjà réalisé moult concerts et documentaires sur Springsteen depuis plus de 20 ans.
Ne pas passer pour des vieux briscards
Le résultat est un film légèrement décousu, forcément très élogieux, ne sachant trop où se placer entre journal de tournée, rétrospective historique et film live, mais qui parvient tout de même à offrir quelques beaux éclairages intimes sur une machine aussi monumentale et professionnelle qu'est le E Street Band en concert. Venant se placer en narrateur invisible ‑jamais interviewé mais présent en voix off‑ c'est Springsteen lui‑même qui ouvre le documentaire en rappelant que la scène est la façon dont il « justifie son existence sur Terre », expliquant son désir d'offrir à ses fans une grande tournée après la pause contrainte par pandémie.
Le reste du temps, la parole est plutôt donnée à son groupe, des musiciens qui le suivent parfois depuis le début : le guitariste Steven Van Zandt et ses looks improbables, la guitariste Patti Scialfa, épouse de Springsteen, ou encore le batteur Max Weinberg. Tous parlent du E Street Band comme d'une famille qui prend toujours beaucoup de plaisir à jouer ensemble, une unité qui saute aux yeux dès la toute première répétition de cette tournée, session de dépoussiérage mais surtout d'embrassades chaleureuses. Avec humour, les membres du groupe évoquent sans fard les difficultés à se remettre dans le bain et la volonté de ne pas passer pour des vieux briscards fatigués, comme dans cette séquence où, jouant She's the One, ils se plaignent tous spontanément du tempo bien trop ralenti du morceau. En creux, il y a la volonté de ne pas décevoir le public, mais aussi de ne pas se décevoir soi‑même, de chercher le perfectionnisme pour pouvoir donner le meilleur, tous les soirs.
Travail acharné
Road Diary peut ainsi nous faire voir tout le travail acharné en amont : les répétitions en petit comité puis avec tous les musiciens qui accompagnent le groupe ‑cuivres, choristes‑, les débats sur la set‑list et les titres à sélectionner parmi tout le répertoire, la maîtrise complète des morceaux qui permet ensuite d'improviser sur scène selon l'énergie du lieu et du moment. Et là où Springsteen apparaît comme sérieux mais plutôt détendu, pas forcément partant pour faire s'éterniser les répétitions, c'est son groupe qui prend les devants et tout particulièrement Steven Van Zandt, prêt à bosser sans le Boss pour s'assurer que tout le monde soit impeccable. Une discipline qui paie dans la seconde moitié du film, quand le groupe est enfin parti en tournée, avec de généreuses séquences musicales tirées de toute la discographie de Springsteen. Bien montées et très dynamiques, elles montrent un groupe redoutablement efficace et feront la joie des fans. Ces derniers sont d'ailleurs aussi de la partie, plusieurs ayant été interviewés pour l'occasion, évoquant l'importance de la musique de Springsteen mais aussi les amitiés qu'ils ont pu tisser au fil des ans entre eux.
Des fantômes en tournée
Dommage cependant que le film se sente si souvent obligé de revenir en arrière, réexpliquant platement les débuts du E Street Band et proposant pas mal d'images d'archives en vrac, rarement contextualisées, qui auraient été plus pertinentes dans le cadre d'un documentaire retraçant l'histoire du groupe. Car le vrai sujet ici, ce sont ces musiciens qui continuent de jouer alors qu'ils sont désormais septuagénaires, et en creux la question de la mortalité chez les rock stars vieillissantes, qui hante de nombreuses séquences du documentaire, particulièrement quand sont évoqués les membres décédés : le claviériste Danny Federici et le saxophoniste Clarence Clemons.
Ce dernier a été remplacé par son neveu Jake Clemons, particulièrement touchant quand il évoque son émotion chaque soir à jouer sur le saxophone de son oncle. C'est tout un cortège de fantômes qui accompagne donc cette tournée, et que le E Street Band vient célébrer dans ses chansons. Dans un des plus beaux moments du film, le groupe enchaîne sur scène les morceaux Last Man Standing, que Springsteen avait composés plus jeune en réalisant que tous les membres de son premier groupe d'adolescent étaient décédés, puis Backstreets qu'il dédie sobrement aux amis perdus au fil des années. Derrière le tunnel de tubes légendaires scandés par des dizaines de milliers de fans, il y a cette ombre qui plane : combien de concerts encore, combien de tournées et de chansons avant que « les roues se décrochent » selon les mots de Springsteen à la fin du documentaire. Une incertitude mélancolique qui rend plus poignant encore le spectacle de ces musiciens qui donnent tout ce qu'ils peuvent pour leur public. Et c'est dans ces moments‑là que ce journal de route vaut la peine d'être feuilleté.