Requiem for a Dream
S'il fête cette année son quart de siècle, Requiem for a Dream n'a rien perdu de son pouvoir de fascination. Ayant fait l'effet d'une bombe dans l'univers du cinéma indépendant américain à sa sortie, le film lança la carrière de Darren Aronofsky et continue aujourd'hui encore d'être un de ces films choc sur lesquels tout le monde a un avis, sorte de rite de passage pour des générations de jeunes cinéphiles en quête d'images stupéfiantes, proposition esthétique si excessive qu'elle ne laisse personne indifférent. Adapté du roman éponyme de Hubert Selby Jr. (qui œuvre également à la co‑écriture du scénario), Requiem for a Dream dépeint la déchéance brutale et morbide de quatre New‑Yorkais fragiles, que la consommation de drogues diverses va faire sombrer irréversiblement.
Il y a le jeune camé Harry (Jared Leto) qui combine avec son ami Tyrone (Marlon Wayans, qu'on aurait aimé voir plus souvent dans des rôles dramatiques) et sa petite amie Marion (l'excellente Jennifer Connely) pour dealer de l'héroïne et essayer de se faire de l'argent facilement. Et puis il y a la mère de Harry, Sara (Ellen Burstyn), veuve esseulée qui passe ses journées devant la télévision et dont le quotidien monotone s'éclaire quand elle est conviée à participer à une des émissions qu'elle regarde en boucle : souhaitant être la plus belle pour les caméras, elle entame alors un régime avec l'aide de quelques pilules coupe‑faim…

Un terrible portrait de l'addiction
Parfois présenté sommairement comme un spot anti‑drogue d'une heure et demie, Requiem for a Dream doit surtout être envisagé à la lumière de son titre : une tragédie sur les rêves impossibles, sur la recherche d'un quotidien sublimé où chaque personnage trouverait sa place (ouvrir une boutique de mode, sortir du ghetto, rompre sa solitude…) et n'aurait plus à ressentir ce vide terrible à l'intérieur. Mais ce vide, c'est l'addiction qui va simplement le remplir, sauvagement, écrasant toute lucidité à chaque pilule avalée, chaque seringue injectée, dans une série de fix rapides et rassurants, mais qui les font sombrer progressivement dans le néant.
Que ce soit dans l'image de liasses de dollars qui s'accumulent ou d'une télévision qui hurle en boucle ses programmes pour changer de vie en 30 jours, Requiem for a Dream porte un regard cynique sur ces illusions vendues par la société américaine, semblant si proches alors qu'elles sont si loin. En cela, l'idée de construire un parallèle entre les drogues dures auxquelles succombe le trio de jeunes et les drogues légales prescrites à cette femme âgée solitaire est peut‑être la plus grande force du film, montrant les mêmes mécanismes d'autodestruction à l'œuvre pour des personnages qui paraissent si différents : une promesse, une légèreté, l'euphorie, puis le manque et les ravages du sevrage. Le scénario est mécanique, implacable, ses trois grands actes (été, automne, hiver) nous plongeant lentement dans un cauchemar sans fin où absolument personne ne cherchera à sauver les personnages d'eux‑mêmes : leur chute est une expérience solitaire et cruelle que le film présente sans fard ni espoir, faisant de chaque visionnage un moment éprouvant et cafardeux dont on ressort vidé.

Une réalisation entre panache et ringardise
Malheureusement, le temps n'a pas forcément été très clément envers Requiem for a Dream, la faute à une réalisation qui tente beaucoup de choses mais finit par peser avec des fautes de goût. Nous sommes en 2000, Aronofsky a été révélé trois ans auparavant avec son premier film Pi, thriller mathématique assez brillant fait avec des bouts de ficelle, et son second long métrage est l'occasion pour lui de faire éclore une esthétique très ancrée dans son époque. Ayant enfin du budget, le réalisateur a trop de choses à prouver et ne se prive de rien, poussant à son paroxysme un montage nerveux tout droit sorti d'un clip et abusant de pirouettes techniques en cascades. On retrouve à peu près tous les tics visuels des années 90 à un moment ou l'autre dans le film, et si certains ont gardé de leur panache (les split screen, particulièrement malins dans la scène d'ouverture pour montrer la distance qui sépare les personnages principaux), d'autres semblent aujourd'hui franchement ringards : effets fish eye ou steady cam nauséeux, plans accélérés ou ralentis à tout bout de champ, et surtout un montage sonore complètement outré, avec des bruitages qui ressemblent à des blagues (voir ce bruit de porte de garage ridicule pour marquer chaque chapitre du film).
Et puis il y a la musique de Clint Mansell, indispensable à ce film pensé comme une symphonie audiovisuelle en trois mouvements (on entend d'ailleurs les violons qui s'accordent et la baguette de chef‑d'orchestre juste avant le générique d'ouverture) mais sur laquelle il est difficile d'avoir un regard objectif aujourd'hui tant son thème est devenu un cliché absolu des OST (BO en français) mélodramatiques, réutilisée à outrance. Une partition marquante cependant, puissante, mêlant avec intelligence musique orchestrale et sonorités électroniques (avec de très beaux thèmes planants et mélancoliques pour les moments les plus lumineux du film) mais qui est utilisée à l'excès dans le montage, le film se refusant au silence pour servir des dizaines de fois les mêmes thèmes sur les mêmes séquences, usant à la corde leur effet dramatique.

De grands acteurs mais des idées visuelles pataudes
Ce fourmillement de détails abîme Requiem for a Dream et alourdit terriblement son propos. Certes, Darren Aronofsky n'a jamais été un cinéaste de la subtilité, toute sa carrière l'a prouvé à grand fracas (voir encore The Whale récemment), mais Requiem for a Dream verse carrément dans le grand‑guignol par moments, au point que toute la tragédie représentée à l'écran semble s'effacer. Pourtant, le film est capable de tirer le meilleur de ses acteurs, et tout particulièrement d'Ellen Burstyn, absolument stupéfiante et bouleversante dans le rôle de Sara, que l'on voit passer progressivement de soixantenaire tranquille à femme décharnée aux cheveux hirsute maltraitée en hôpital psychiatrique. Mais son histoire est rendue pataude par des idées visuelles qui frisent le ridicule, entre ces donuts qui apparaissent sur son plafond quand elle dort ou ce frigo possédé qui se transforme en une espèce de monstre. Partout, Aronofsky veut aller plus loin que les autres, mais le résultat est un enchaînement de métaphores balourdes (culminant quand les personnages se mettent en position fœtale vers la fin du film) et d'images qui donnent surtout envie de rire quand elles tentent désespérément de choquer. Dommage, car avec cette écriture au Karcher, ce sont les personnages qui s'effacent pour ne laisser qu'un film horrifique dont les excès estomaquent toujours mais peinent à réellement émouvoir.
Peu de longs métrages ressemblent à Requiem for a Dream et son maximalisme continue d'en faire une aventure viscérale toujours aussi captivante, rendant chaque visionnage mémorable, qui plus est à l'occasion de cette belle ressortie 4K. Mais avec le temps, ce qui semblait être de la radicalité s'est émoussé pour ne laisser qu'une impression de superficialité. Dommage.