Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?
En 30 films et 48 ans de carrière, Robert Aldrich a livré l’une des filmographies les plus atypiques et stimulantes du cinéma américain, hystérisant tous les genres ‑le western, le polar, le film de guerre et le thriller horrifique, dont Qu’est‑il arrivé à Baby Jane ? constitue le plus beau fleuron‑.
Ici, deux stars d’autrefois, Bette Davis et Joan Crawford, se tabassent, s’humilient, s’insultent et se cuisinent des rats morts. Ce sont les sœurs Hudson : ancienne star de cinéma, Blanche a eu un accident de voiture et vit désormais dans un fauteuil roulant, en compagnie de sa sœur, Baby Jane, envieuse et hystérique, qui lui fait subir les pires outrages. Baby Jane est interprétée par une Bette Davis hirsute et décatie, tandis que Joan Crawford prête ses traits à Blanche, mais toutes deux sont, en 1962, le symbole d’une industrie hollywoodienne autiste, repliée sur un passé édénique devenu trauma et qui, depuis le milieu des années 50, assiste, impuissante, à sa propre déréliction.
Robert Aldrich fut sans doute l’un des premiers cinéastes américains qui, dès le milieu des années 1950 (qui se souvient de la révolution copernicienne qu’annoncèrent Vera Cruz et En quatrième vitesse ?), a assuré le passage du classicisme hollywoodien à sa modernité critique, insufflant dans chacun de ses plans une incroyable énergie et une brutalité qui deviendra sa marque de fabrique. À l’époque, la critique américaine se damne pour l’académisme noble de Stevens et de Wyler, et méprise celui qu’elle juge vulgaire, violent et parfois obscène, cet anti‑Hawks qui filme à hauteur de névrose.
À la fois film d’horreur et film sur le cinéma (grand thème d’Aldrich : le monde est une arène et vivre relève du spectacle), Qu’est‑il arrivé à Baby Jane ?, comme Chut, chut chère Charlotte son codicille, emprunte à tous les genres, saute avec une liberté de ton et de style inédite pour l’époque des bandes horrifiques de William Castle (avec ses conspirations vénales et ses fantômes placardisés) aux expérimentations baroques de Mario Bava, des Diaboliques de Clouzot à une forme d’expressionnisme grotesque. Un chef‑d’œuvre.