Que la bête meure
Réalisés à la fin des années 1960, Que la bête meure, comme Les biches et La femme infidèle, précisent les préoccupations esthétiques et thématiques d’un Claude Chabrol au sommet de son art. Le grand cinéaste de la petite bourgeoisie française condense ici à merveille les perversions d’une classe sociale empêtrée dans ses dérives affectives, ses névroses, ses rivalités grotesques et sa surdité. Chabrol emprunte à Fritz Lang son irréductible pessimisme, et projette ainsi une vision ténébreuse de l’humanité. Ses films tentent de sonder la nature ambiguë des hommes, cette cruauté silencieuse et toujours latente. L’observation minutieuse des personnages et de leur charge nocive est parfois telle, que l’on pense également au cinéma de Hitchcock.
Dans les trois films de cette collection (comprenant aussi Les biches et La femme infidèle), la petite bourgeoisie en prend pour son grade. Chabrol nous présente un tableau absurde ‑parfois mortifère‑, dans lequel se côtoient des êtres vidés, lassés de leur petit confort, érodés par l’ennui et le snobisme de l’argent. Seul remède à ce néant existentiel, l’organisation systématique de petites fêtes dans Les biches (derrière lesquelles se profilent les dangers d’un divertissement stérile, au sens pascalien du terme) ou encore le réflexe de consommation d’alcool fort dans La femme infidèle. Ainsi cognac, whisky et bourbon viennent atténuer pour un temps l’asphyxie destructrice éprouvée par Charles (Michel Bouquet), mari trompé, fou de douleur, ou encore la jalousie délirante de Why (Jacqueline Sassard), l’étrange jeune fille que Frédérique (Stéphane Audran) a pris sous son aile et délaisse peu à peu par amour pour Paul (Jean‑Louis Trintignant).
On constate alors une particularité toute chabrolienne qui consiste à toujours nommer les hommes ennemis de la même façon. Ainsi, Charles Thenier (Michel Duchaussoy) ne vit que dans le but de retrouver le chauffard coupable de la mort de son fils, un certain Paul Decourt (monstrueuse caricature du Mal formidablement interprété par Jean Yanne). Un autre Paul s’immisce dans la vie de deux jeunes femmes dans Les biches et devient le déclencheur de la névrose de l’une d’entre elles, tandis que Victor Pegala (Maurice Ronet) fait figure d’exception dans La femme infidèle, mais rentre immédiatement en concurrence avec un assureur de 40 ans, prénommé Charles.
Rien de mieux aussi qu’un cadre provincial, étriqué, faussement aéré grâce à la présence « tourmentante » de l’océan (les côtes bretonnes de Que la bête meure) ou celle d’un espace champêtre (la lointaine banlieue versaillaise dans La femme infidèle) pour illustrer le bovarysme aigu dont souffrent ces femmes, comme si leur appartenance sociale déterminait deux critères fatidiques, à savoir l’emprisonnement et l’anéantissement de soi. « D’après elle, vous aviez oublié son existence », confie l’amant d’Hélène à son mari, en parlant d’un vieux cadeau de mariage, dans La femme infidèle. Ici, la réplique évoque à la fois le souvenir de l’objet, privé désormais de sa valeur affective, et le devenir objet de l’épouse, condamnée au sentiment de transparence.
Par le biais de ces trois réussites cinématographiques, Chabrol amorce les prémisses d’une analyse presque clinique du genre humain. L’adultère, la jalousie et la vengeance deviennent ainsi plus affaire de pathologies enfouies, révélées, décadentes, qu’une banale affaire de règlement de comptes. Glaçant.