Les crimes du futur
Après une succession de films cliniques qui passaient au scalpel l’artificialité de la société américaine (Cosmopolis, Maps to the Stars), on avait cru que le réalisateur David Cronenberg avait tiré sa révérence. Mais, ayant déniché dans ses tiroirs un vieux scénario écrit dans les années 1990, le voilà à nouveau aux affaires avec Les crimes du futur, signant non seulement son retour en salles, mais surtout ses retrouvailles avec son genre fétiche : la science‑fiction viscérale, toute tournée autour de la transformation des corps sous l’effet d’une technologie mystérieuse. Des univers troublants qui l’ont vu signer ses meilleurs films (La mouche et Vidéodrome en tête) mais qu’il n’avait plus explorés depuis le sous‑coté eXistenZ en 1999.
Un monde qui aurait dérapé
Vingt ans plus tard, Les crimes du futur rattrape en un clin d'œil le temps perdu en nous transportant dans un futur proche terriblement cronenbergien, où l’humanité a réussi à améliorer son cadre de vie à tel point que les humains ne ressentent quasiment plus jamais la douleur et ne tombent plus malades. Face à ce nouveau monde, les corps s'adaptent, mutent, produisant de nouveaux organes inconnus dans une évolution imprévisible. Dans ce monde déconnecté des réalités du corps, des artistes poussent leurs œuvres vers de nouvelles limites avec des performances de chirurgie en public.
C’est le cas du duo de personnages principaux (joués par Viggo Mortensen, fidèle du cinéma de Cronenberg depuis A History of Violence, et Léa Seydoux), couple trouble, l’un faisant se développer des tumeurs en lui, l’autre se chargeant d’en faire l’ablation théâtralement dans des spectacles underground. Une trame de fond que le film ne cherche pas à expliquer dans le détail, mais à faire vivre via un petit microcosme de personnages singuliers, à la fois proches de nous mais étrangement aliens. Et le cadre du tournage, à savoir la Grèce post‑crise économique avec ses centres‑villes délabrés et ses cimetières de bateaux rouillés, ajoute au trouble qui se dégage : un monde qui aurait dérapé, sans trop savoir comment, jusqu’à devenir tout autre. Pire, inhumain.
« Le nouveau sexe »
Ce malaise est à l’origine des plus belles séquences du film, celles où l’imaginaire tordu du réalisateur de Vidéodrome peut s’en donner à cœur joie. Après un prologue glacial, un des premiers plans du film vient se poser sur un lit‑cocon accroché à un plafond, sorte de machine‑créature en chair synthétique dans laquelle Viggo Mortensen semble vivre un sommeil atroce : immédiatement, on repense aux consoles d'eXistenZ et on voit que Cronenberg et ses décorateurs n’ont rien perdu de leurs obsessions, toujours aussi uniques dans le cinéma contemporain. Mais Les crimes du futur accentue cette touche d’horreur physique dans des séquences troublantes imaginant un monde où le corps, détaché de l’esprit, devient un simple véhicule de chair à explorer de l’intérieur, à blesser pour chercher la moindre sensation, et où la chirurgie est devenue « le nouveau sexe ».
Défigurer les corps, pour quoi faire ?
Pourtant, au bout du film, impossible de ne pas rester sur sa faim. L’univers est là, l’esthétique intrigue, mais Cronenberg paraît ne savoir que faire de cette réalité infernale, noyant ce cirque grotesque avec des intrigues vaguement policières qui ont le malheur de vouloir tout expliciter à coups de longs dialogues d’exposition plutôt que nous y plonger la tête la première.
Si la réflexion apportée sur l’évolution humaine, mais aussi sur les nouvelles frontières de la création et de la performance, a le mérite d’interpeller, elle semble rester en surface, sans réelle destination ni impact passé la première moitié du film. Et si on ajoute une réalisation peu inspirée (multiplication de dialogues aux contrechamps fades, éclairage théâtral qui ne colle pas à la crasse inhérente à l’histoire), des effets spéciaux fauchés et des interprétations assez inégales (la faute à des dialogues parfois maladroits, voire aux acteurs eux‑mêmes ‑Kristen Stewart agace avec son personnage de timide maladive), Les crimes du futur reste comme une occasion manquée, un de ces films de fin de carrière que l’on aurait aimé voir un auteur comme Cronenberg attaquer quand il était plus jeune, plus inspiré (peut‑être avec un peu plus de budget aussi). Reste une œuvre singulière qui nous rappelle que personne ne sait défigurer les corps comme Cronenberg.