Le monde du silence
En 1956 est présenté au Festival de Cannes Le monde du silence, un documentaire en couleurs sur le monde sous‑marin réalisé par Jacques‑Yves Cousteau et son assistant, un certain Louis Malle, qui commence là sa carrière de cinéaste. À l’époque, ce recueil d’images des eaux du Golfe Persique, de la mer Méditerranée, de la mer Rouge et de l’océan Indien bouleverse les foules, et pour cause : les expéditions du navire La Calypso offrent pour la première fois au public des clichés époustouflants de la vie sous‑marine, même si le réalisateur italien Folco Quilici avait été un précurseur du genre avec Le sixième continent en 1954.
Pour la première fois, également, un documentaire remporte la Palme d’or, et il faudra attendre l’année 2004 pour que Michael Moore, avec son Fahrenheit 9/11, prenne la relève. Le commandant Cousteau avait frappé fort, marquant au fer rouge l’imaginaire collectif avec des scènes brutales, mises en scène pour la plupart dans le but de mettre en boîte l’image choc. Salué par les critiques de l’époque pour sa spontanéité, ce film d’aventures avait été en réalité entièrement prémédité, chaque séquence ayant été réfléchie et préparée en amont par Cousteau et Malle.
Mais surtout, ce fut la mise en scène des situations avec les animaux qui prêta à controverse. On y voit notamment une explosion à la dynamite d’un récif corallien dans le simple but de tuer la faune afin de recenser les espèces plus aisément, un bébé cachalot « accidentellement » blessé par les pales de l’hélice du navire, que l’équipage achève ensuite d’une balle dans la tête pour abréger ses souffrances. Si les circonstances du drame restent énigmatiques, l’issue ne l’est pas du tout : une horde de requins, attirés par les litres de sang répandus dans la mer, s’attaquent à la carcasse du cétacé. C’est alors qu’une voix off rappelle le « contentieux » séculaire existant entre les pêcheurs et les squales. L’équipage, enragé, harponnera les requins les uns après les autres et les massacrera sans pitié dans un élan de sauvagerie primitive.
Cinquante‑quatre ans plus tard, de telles exactions montrées dans un documentaire seraient inimaginables. Il suffit de revoir Océans de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud pour se convaincre de la considérable prise de conscience populaire des problématiques environnementales. En quelques décennies, l’apparition de l’écologie et sa diffusion à une large échelle a fortement contribué au bouleversement des mentalités. Dans les années 50, à une époque où la diminution inquiétante des ressources halieutiques n’était pas encore d’actualité, où le rôle des grands prédateurs n’était pas clairement défini, et où la notion d’intelligence animale ne concernait guère le grand public, de tels comportements ne pouvaient être jugés barbares. En cela, et pour toutes ses qualités techniques (caméras et éclairages spécialement mis au point pour les prises de vues sous‑marines), Le monde du silence reste un document unique, parfois dérangeant, souvent majestueux, et surtout, témoin d’une époque révolue et naïve, où l’on croyait encore en l’abondance et l'infinie bonté de Mère Nature.